France : Complicité de crime contre l’humanité - le financement de l’État islamique opéré par la société Lafarge
Cet article a été publié dans le cadre du partenariat entre BDIP et la Clinique juridique de Lille - Pôle droit international.
Le 7 septembre 2021, la chambre criminelle de la Cour de cassation française a rendu un arrêt majeur[1] constituant un tournant en matière de responsabilité pénale des multinationales. De fait, la haute juridiction a confirmé que la société Lafarge pourrait faire l’objet de poursuites pour complicité de crime contre l’humanité, hypothèse qui n’avait dès lors jamais été admise s’agissant d’une personne morale[2]. Rappelons que la société avait décidé, contre rémunération de l’État islamique[3], de faire perdurer son activité sur le territoire syrien, malgré son occupation par l’organisation terroriste.
Une éventuelle mise en examen de la société Lafarge pour complicité de crime contre l’humanité
Tout l’enjeu de cet arrêt réside dans l’application du droit commun de la complicité au cas d’espèce. La chambre criminelle a dû ainsi préciser si la complicité de crime contre l’humanité, dont est accusée la société Lafarge, devait être appréciée sous l’angle de l’article 121-7 du Code pénal français. À cette interrogation, la Cour de cassation a répondu par l’affirmative, permettant d’envisager une éventuelle mise en examen de la société pour complicité de crime contre l’humanité.
La Cour d’appel de Paris, bien qu’annulant la mise en examen de la société Lafarge le 7 novembre 2019, a tout de même précisé que l’élément matériel de la complicité par aide ou assistance du crime contre l’humanité était bel et bien constitué, considérant les faits commis par l’État islamique[4]. Néanmoins, les juges d’instruction ont souligné par la suite qu’il n’en allait pas ainsi s’agissant de l’élément moral de l’infraction. Toujours selon la Cour d’appel, le financement opéré par la société ne manifestait pas sa volonté de concourir à un tel crime. Le versement aurait eu une finalité économique en lien avec l’activité d’une cimenterie. Ce raisonnement confond l’élément moral requis s’agissant de l’auteur du crime contre l’humanité, avec celui du complice.
La chambre criminelle emprunte un raisonnement différent. Les juges ont en effet affirmé que le concours à l’entreprise terroriste, en connaissance de son caractère criminel, était suffisant pour caractériser l’élément moral de la complicité de crime contre l’humanité. Par conséquent, la Cour de cassation a estimé que la Cour d’appel de Paris a commis une erreur en confondant le dol exigé pour caractériser le crime contre l’humanité avec le dol qu’exige la complicité. La chambre criminelle a énoncé, à l’égard de la société Lafarge, « qu’il suffit qu’il ait connaissance de ce que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime contre l’humanité, et que par son aide ou assistance, il en a facilité la préparation ou la commission »[5]. Étant donné que les juges du fond avaient constaté que la société avait financé l’entreprise terroriste, et que d’autre part, elle avait réalisé ce financement en ayant connaissance des agissements de l’organisation, qui étaient susceptibles de constituer un crime contre l’humanité, la Cour de cassation a cassé l’arrêt qui annulait la mise en examen de la société. Les juges ont souligné que « le versement en connaissance de cause d’une somme de plusieurs millions de dollars à une organisation dont l’objet n’est que criminel suffit à caractériser la complicité par aide ou assistance »[6]. En cela, la haute juridiction permet l’ouverture à la mise en examen de la société Lafarge, en ce sens que la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris devra se prononcer de nouveau.
La décision de la haute juridiction laisse envisager de nouveaux horizons eu égard à la responsabilité pénale des multinationales. Fondamentalement, la position de la chambre criminelle s’inscrit dans un mouvement de lutte contre l’impunité dont bénéficient les multinationales, au profit des victimes[7].
Une décision historique au regard de la responsabilité pénale des personnes morales
Cet arrêt de la Cour de cassation est bel et bien historique. Tout d’abord, la juridiction ne s’était pas prononcée sur une affaire concernant la complicité de crime contre l’humanité depuis le procès de Maurice Papon [8] en 1997. La chambre criminelle y avait retenu une solution analogue en soulignant qu’il n’était pas nécessaire que le complice de crime contre l’humanité ait adhéré à l’idéologie politique des auteurs principaux, ni qu’il ait appartenu à l’organisation ayant commis ledit crime. L’ancien haut fonctionnaire avait été reconnu coupable de complicité pour la déportation des juifs pendant l’occupation de la France, et condamné à une peine de dix ans de réclusion criminelle[9].
Cependant, la différence principale entre les deux affaires réside dans la qualité de la personne qui est accusée. Maurice Papon était une personne physique, tandis qu’en l’espèce, est mise en cause une personne morale distincte de ses dirigeants. Par ailleurs, plus qu’une entreprise, la société Lafarge est une multinationale qui possède de nombreuses filiales, partout dans le monde. En France, d’un point de vue juridique, les entreprises, en tant que personnes morales, sont pénalement responsables des infractions commises par leurs organes et pour leur compte (article 121-2 du Code pénal). Pourtant, dans la pratique, ce sont les dirigeants qui restent la cible de la sanction pénale, pour des faits internationalement illicites commis dans le cadre de l’activité de l’entreprise[10]. Seuls ceux-ci sont tenus d’assumer les conséquences de leurs crimes.
Par ailleurs, le refus de la Cour de considérer l’intention économique comme contraire à l’intention criminelle, notamment lorsqu’elle précise qu’il « n’importe […] que le complice agisse en vue de poursuite d’une activité commerciale » [11] est tout aussi remarquable. L’allégation de la société Lafarge, selon laquelle son but n’était nullement de s’associer à un crime contre l’humanité, mais de sauver son activité, n’aurait su conduire à une part de souplesse du juge. La sévérité de ce dernier est donc bien présente, tant elle est nécessaire.
Cet arrêt s’inscrit dans un mouvement visant à encourager la mise en œuvre de la responsabilité pénale des entreprises en France. À cet égard, la Cour de cassation avait, par exemple, reconnu la responsabilité pénale des sociétés absorbantes pour les infractions commises par la société absorbée lors d’une fusion[12], dès lors que cette absorption a manifestement été réalisée dans le but d’échapper à des poursuites judiciaires. Parallèlement, le législateur a également emprunté cette direction en 2017, en adoptant la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, qui impose la mise en œuvre effective d’un plan de vigilance, par les entreprises multinationales, agissant au nom de leurs filiales. Cependant, cette loi a fortement été critiquée, pour l’absence de sanction pénale en cas de manquement.
Ainsi, la Cour de cassation semble vouloir mettre un terme à l’impunité dont bénéficient les entreprises responsables de violations des droits humains. Cette impunité découle entre autres de l’insuffisance qui caractérise le corpus juridique international, en ce qu’il est uniquement composé de soft law, à savoir de normes non impératives qui ne correspondent qu’à de l’autorégulation. Ceci contribue donc à un contexte permissif pour les entreprises qui bénéficient d’un poids économique important faisant pencher la balance des pouvoirs sur la scène internationale[13]. Il est dès lors nécessaire que les juges nationaux étrangers prennent les devants, à l’instar du juge français qui semble se positionner comme meneur de file.
En définitive, les conclusions de la haute juridiction favorisent assez nettement la lutte contre l’impunité des multinationales en encourageant l’appréhension des personnes morales complices de crimes internationaux.
Bien que cette décision insuffle un nouvel élan de reconnaissance de la responsabilité pénales des personnes morales, deux décisions qui ont été parallèlement rendues, aux mêmes dates[14], en relativisent la portée. En effet, la Cour de cassation a débouté les associations de leurs demandes de constitution de partie civile au motif d’un manque d’intérêt à agir. En effet, le procureur est le seul à pouvoir enclencher une action publique contre ces personnes morales, sauf dans certains cas. Or l’action publique peut être influencée par des considérations politiques ou économiques, les victimes seraient donc mieux protégées si l’action civile était plus accessible.
[1] Cass. crim., 7 septembre 2021, nº 19-87.367.
[2] YOUNG. Madeline. (2021). « LaFarge’s Case Cemented : Holding Corporations Liable for Crimes Against Humanity », Emory International Law Review, 36, pp. 1-7.
[3] European Center For Constitutional and Human Rights. (2016). « Case Report : Lafarge in Syria : accusations of complicity in war crimes and crimes against humanity ».
[5] Cass. crim., 7 septembre 2021, nº 19-87.367, para. 67.
[6] Cass. crim., 7 septembre 2021, nº 19-87.367, para. 81.
[7] SEQUEIRA Benedita. (2021). « Lafarge’s case cemented : Holding corporations liable for crimes against humanity », Revista Electronica de Direito, nº 3 (vol. 26), pp. 91-99.
[13] Ibid.
[14] Cass. crim., 7 septembre 2021, nº 19-87.031 et Cass. crim., 7 septembre 2021, nº 19-87.036.