France : Une possible mise en œuvre de la compétence universelle pour poursuivre les crimes commis par le régime syrien ?
Cet article a été publié dans le cadre du partenariat entre BDIP et la Clinique juridique de Lille - Pôle droit international.
L’année 2021 marque les dix ans de la guerre en Syrie[1]. Dix ans de conflit, de populations civiles déplacées, d’affrontements entre groupes armés, et surtout dix ans d’impunité. Les dix prochaines années auront-elles la même teneur ? Une lueur d'espoir se manifeste depuis la condamnation à Coblence en Allemagne le 24 février 2021 d'un membre du régime syrien pour crime contre l'humanité[2]. Dans cette affaire, les deux accusés sont de nationalité syrienne et les crimes ont été commis en Syrie à l’encontre de victimes de nationalité syrienne, permettant à l’Allemagne de se saisir de cette affaire sur la base de la compétence universelle. Alors que de nombreux obstacles se dressent devant les victimes des crimes commis en Syrie pour solliciter la compétence des juridictions internationales, l’exercice de la compétence universelle par certains États apparaît comme la seule possibilité de voir la justice s’exercer. Dans cette perspective, le 1er mars 2021 trois ONG syriennes ont déposé une plainte au Tribunal de grande instance de Paris pour des attaques chimiques perpétrées en Syrie[3].
L’utilité de la mise en œuvre de la compétence universelle française
La compétence universelle est un mécanisme permettant à un État de poursuivre les auteurs de crimes internationaux en l’absence de tout lien de rattachement avec l'État[4]. En effet, l’Etat peut activer ce mécanisme afin de poursuivre l’auteur étranger d’un crime, dont la ou les victimes sont étrangères et dont le crime n’a pas été commis sur le territoire national. La France dispose toutefois d’une compétence universelle relative. Elle exige, en effet, un lien de rattachement qui est celui de la résidence habituelle en France de l’auteur des faits[5]. Elle exige également que les crimes allégués soient prévus dans la législation française ainsi que dans la législation de l’Etat de commission des faits selon le principe de double incrimination. Enfin, la France prévoit dans son code de procédure pénale qu’elle ne pourra poursuivre les crimes que si la Cour pénale internationale (CPI) a décliné sa compétence.
De nombreux auteurs ou victimes se trouvent désormais sur le territoire européen rendant plus facile la poursuite des crimes[6]. Dans le cas de la plainte déposée auprès du parquet de Paris, il semblerait que plusieurs victimes aient la double nationalité, voire même que certains auteurs aient leur résidence habituelle en France. La plainte a été déposée par trois ONG du nom de Open Society Justice Initiative, Syrian Archive, et le Centre syrien pour les médias et la liberté. Cette plainte est circonscrite à l’année 2013 durant laquelle des attaques chimiques ont eu lieu dans la ville de Douma et dans la Ghouta orientale, une région proche de Damas. Déposer une plainte en France présente plusieurs avantages, notamment celui de contourner la problématique de la saisine de la CPI, la Syrie n’étant pas partie au Statut de Rome. D’autre part, si le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) a la possibilité de saisir la CPI, et ce même dans une situation concernant un État non-partie, les blocages sont à ce jour difficilement surmontables. En effet, ni la Chine, ni la Russie ne pourrait voter une telle saisine, les deux États ayant déjà opposé un veto en 2014 à l’occasion d’un projet de résolution en ce sens.
De plus, la conduite d’un procès en France permet de juger des accusés moins hauts placés dans l’échelle de commandement, à la différence de la CPI qui s’intéresse aux plus hauts responsables de crimes. Comme le souligne Maître Le Gall, avocate au barreau de Paris, cela peut permettre d’instruire plus facilement les dossiers[7]. La procédure présente en outre l’avantage de permettre le jugement de responsables même en leur absence via la procédure du défaut criminel[8].
Enfin, ces mêmes ONG ont déposé une plainte similaire en Allemagne à la fin de l’année 2020[9]. Les victimes espèrent ainsi que les Etats vont mettre en commun leur moyen afin de coopérer comme ils ont pu le faire à l’occasion des procès de Coblence. En effet, la France et l’Allemagne ont coopéré dans le cadre d’une enquête conjointe, ce qui a simplifié les arrestations de suspects[10]. Cette démarche est facilitée par l’existence du Réseau européen de points de contact concernant les personnes responsables de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, appelé aussi « Réseau Génocide » créé par le Conseil de l’Union européenne en 2002[11] et qui permet de faciliter la coopération entre Etats. La coopération permet la mutualisation des moyens, l’échange d’informations et ainsi une meilleure efficacité des enquêtes[12]. Elle témoigne d’une articulation entre les différents systèmes pénaux au niveau national. Malgré ces points d’intérêt majeurs, la poursuite de crimes par le biais de l’exercice de la compétence universelle pose certaines difficultés.
La difficile mise en place de la compétence universelle française
Face à la plainte déposée par les ONG syriennes, la France se retrouve dans une position délicate vis-à-vis des autres États. C’est notamment le cas envers la Russie et la Chine[13] alliés politiques du régime de Bachar El Assad[14]. En condamnant les ressortissants syriens, la France se positionnerait sur la scène internationale en opposition face aux deux puissances précitées. Cela pourrait sembler légitime au regard des nombreuses violations du droit international commises par ces États[15] mais les tensions diplomatiques déjà présentes pourraient être exacerbées par de telles condamnations. Cette idée doit cependant être remise en perspective en raison de la récente prise de position de la France et d’autres États concernant la situation des ouïghours[16]. Ce sont ces déclarations qui permettent de nourrir l’espoir des différentes associations.
Peu d’États font usage de la compétence universelle. L’Espagne et la Belgique l’ont utilisée à de nombreuses reprises dans les années 1990 cette compétence avant de devoir la limiter pour des raisons politiques[17]. Les États dont les ressortissants étaient jugés voyaient d’un mauvais œil cet empiètement sur leur souveraineté. Dans les années 2000, la Belgique a lancé un mandat d’arrêt contre le ministre congolais des affaires étrangères M. Yerodia, et s’est également tenu en avril 2001 le procès des « quatre de Buraté ». Ces deux évènements ont suscité de nombreuses réactions sur la scène internationale notamment pour dénoncer l’empreinte post-coloniale de ces démarches. La loi belge sur la compétence universelle a finalement été abrogée après une dernière refonte en avril 2003[18].
Les nombreuses plaintes émises en Espagne contre des nazis, des dignitaires rwandais et bien d’autres, ont conduit certains États à menacer le gouvernement espagnol. Ce fut notamment le cas de la Chine qui a indiqué que l’exercice de la compétence universelle représente des « obstacles et dommages aux relations bilatérales »[19].
L’impossibilité pour les victimes syriennes de se tourner vers les juridictions internationales, notamment la CPI, témoigne des limites du système de justice pénale internationale. En effet, il n’a pas été possible de protéger les populations victimes de ces attaques mais également de leur rendre justice en raison de la difficile, voire impossible, saisine de la CPI. Ces restrictions soulignent les nécessaires besoins de changements. Changements qui interviendraient en cas de condamnation ce qui conduirait l’État du ressortissant à remettre sa politique interne en question. L’existence de cette procédure de compétence universelle est un atout afin de remédier à ces zones grises.
Même si l’article 689-11 du Code de procédure pénale consacre la compétence universelle de la France, elle reste remise en question du fait de sa difficile mise en application[20].
La possible création d’un tribunal spécial permettant d’éviter le recours à la compétence universelle française
Une autre solution permettant de juger la crise syrienne serait la création d’un tribunal international. Les tribunaux internationaux sont ceux ayant intégré un élément d'extranéité dans leur composition, dans leur fonctionnement, ou dans le droit qu’ils appliquent, il en existe globalement deux types. Il s’agit tout d’abord, des tribunaux ad hoc, comme le Tribunal international pour l’Ex-Yougoslavie mis en place en 1993[21] ainsi que le Tribunal international pour le Rwanda de 1994 créés par des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU[22]. Il s’agit ensuite des tribunaux hybrides résultants d’accords liant le Conseil de l’Europe ou encore entre l’ONU et les États concernés tel que le Tribunal spécial pour le Liban de 2006[23]. Cependant, dans le cas syrien, la création d’une telle juridiction serait difficile car elle nécessiterait un accord entre les États membres du Conseil de sécurité mais également une coopération avec l’État visé. De plus, il est peu probable que Bachar El-Assad accepte de passer un accord pour juger des exactions dont il est complice. Cette solution de création d’un tribunal spécial serait sans doute la meilleure pour établir la paix au sein du pays grâce à sa procédure et son droit mixte. Cependant, il est malheureusement peu probable, voire impossible, qu’elle soit mise en place tant que les situations politiques n’auront pas évoluées[24].
De ce fait, face aux difficultés diplomatiques viciant la création d’un tribunal spécial, la compétence universelle apparaît comme le seul espoir de voir les exactions syriennes condamnées. Des moyens de contourner les législations internes pourront sans doute être trouvés et ainsi permettre de condamner plus facilement les accusés syriens.
Les ONG ont conscience que les chances de la plainte française d’aboutir à une condamnation du gouvernement syrien sont faibles. Néanmoins, cette saisine des tribunaux français a attiré l’attention des médias ainsi que du grand public[25]. Cet engouement représente un début de victoire puisque la population se saisit de ce problème tendant à entacher l’image du régime syrien. En cas de mobilisation mondiale, la pression des populations peut permettre de ne pas laisser d’autres choix aux États que ceux de l’action et la condamnation officielle des exactions syriennes.
[1] Le Monde et l’AFP, « Dix ans après le début de la guerre en Syrie, des milliers de personnes manifestent contre Bachar Al-Assad à Idlib », 15 mars 2021.
[2] OLG Koblenz, 24 févr. 2021, Az. 1 StE 3/21.
[3] MAUPAS Stéphanie, « Une plainte pour “crimes contre l’humanité et crimes de guerre” déposée en France après des attaques chimiques en Syrie », Le Monde, 2 mars 2021.
[6] BOURGUIBA Leïla, « Les crimes commis en Syrie dans les prétoires allemands : de l’échec de la justice universelle de tribunaux européens », Confluences méditerranée, 2020/4, n°115, p. 68.
[9] Op. cit. note 3.
[10] LAMBERT Elise, « Comment des Syriens réfugiés en Europe traquent les bourreaux du régime de Bachar Al-Assad Comment des Syriens réfugiés en Europe traquent les bourreaux du régime de Bachar Al-Assad », France Info, 23 mars 2021.
[11] Op. cit. note 5, p. 68.
[12] Op. cit. note 6.
[13] Amnesty International, Chine. Violations des droits humains au nom de la « sécurité nationale », communication d’Amnesty International pour l’examen périodique universel [ONU], 31E session du groupe de travail sur l’EPU, novembre 2018.
[14] Sous la direction de CHEMEL Manon, Le conflit syrien : ingérences étatiques, groupes armés et affrontements interposés, Institut d’études de géopolitique appliquée, 2021, §1 p. 13.
[15] Rapport du haut commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, « situation of human rights in the temporarily occupied Autonomous Republic of Crimea and the city of Sevastopol (Ukraine) », 2017.
[16] Communiqué de presse du parlement européen, « les eurodéputés continuent de condamner fermement les violations des droits de l’homme en chine », 2021.
[17] BLANCO CORDERO Isidoro, « Compétence universelle », Revue internationale de Droit pénal, 2008, disponible en ligne Compétence universelle | Cairn.info
[18] JEANGENE VILMER Jean Baptiste, « La compétence universelle à l’épreuve des crises diplomatiques », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2016, n°4.
[19] Ibid.
[20] André, GIUDICELLI, « Droit pénal international », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé 2019/2 n°2, p. 483.
[21] Résolution 826 du Conseil de sécurité, adoptée par le Conseil de sécurité à sa 3217ème séance, le 25 mai 1993, S/RES/827(1993), accessible à l’adresse S/RES/827(1993) - F - S/RES/827(1993).
[22] Résolution 955 du Conseil de sécurité, adoptée par le Conseil de sécurité à sa 3453ème séance le 8 novembre 1994, S/RES/955(1994), accessible à l’adresse S/RES/955(1994) - F - S/RES/955(1994).
[23] Résolution 1757 du Conseil de sécurité, adoptée par le Conseil de sécurité à sa 5685ème séance, S/RES/1757(2007), accessible à l’adresse S/RES/1757(2007) - E - S/RES/1757(2007).
[24] CRESSENT Camille, « Un tribunal international pour juger les djihadistes de Daesh ? », The Conversation, 6 février 2020.
[25] De nombreux articles de presse sont parus à la suite du dépôt de cette plainte. Tel que : MAUPAS Stéphanie, « Une plainte pour « crime contre l’humanité et crimes de guerre », déposé en France après des attaques chimiques en Syrie », Le Monde, 2 mars 2021, Disponible en ligne : Une plainte pour « crimes contre l’humanité et crimes de guerre » déposée en France après des attaques chimiques en Syrie (lemonde.fr); PIRET Charlotte, « La justice française saisie pour les attaques chimiques contre la population syrienne en 2013 », France inter, 2 mars 2021, disponible en ligne : La justice française saisie pour les attaques chimiques contre la population syrienne en 2013 (franceinter.fr).