Mécanismes d'enquête indépendants de l’ONU : remèdes aux obstacles de la justice pénale internationale et futurs standards de la lutte contre l’impunité
Cet article a été publié dans le cadre du partenariat entre BDIP et la Clinique juridique de Lille - Pôle droit international.
L’Organisation des Nations Unies (ONU) apporte depuis 1963[1] une réponse aux violations graves du droit international des droits de l’Homme avec la création de 75 commissions d’enquêtes et de missions d’établissement des faits internationales[2]. Par l’Accord de 2004 régissant les relations entre l’ONU et la Cour pénale internationale (CPI)[3], le Bureau du Procureur a la possibilité de coopérer avec ces entités onusiennes pour nourrir ses enquêtes.
Les récentes crises en Syrie, en Irak et au Myanmar ont entraîné la naissance de Mécanismes d’enquêtes indépendants d’une nouvelle nature, sous l’égide de l’ONU. Les Mécanismes pour la Syrie (M3I)[4], l’Irak (UNITAD)[5] et le Myanmar (IIMM)[6] ne sont pas limités à la collecte d’informations relatives aux crimes commis sur les territoires des États touchés. Ils diffèrent en cela des autres mécanismes d’enquête classiques créés par l’ONU, comme les commissions d’enquête ou missions d’établissement des faits[7].
A l’heure où les conflits les plus meurtriers subsistent dans certaines régions du monde et où la justice pénale internationale fait face à des obstacles pratiques et politiques, ces Mécanismes apportent une réponse intermédiaire et adaptée aux crimes de masse commis dans ces contextes. Agissant comme des « facilitateurs de justice », ils permettent d’alimenter les rares enquêtes en cours sur le plan national, en recueillant et en préservant les preuves. En facilitant la constitution des dossiers qui permettent aujourd’hui - ou permettront - d’engager des procédures pénales à l’encontre des responsables, les Mécanismes d’enquête indépendants de l’ONU jouent un rôle central dans la poursuite des crimes internationaux. Mécanismes quasi-juridictionnels, ils jouissent toutefois de pouvoirs encore limités. Ces limitations ne permettent pas encore de se féliciter pleinement de leur rôle pour la justice pénale internationale. Outre ces limites, de tels Mécanismes ont la capacité, dans le futur, de devenir des standards de la lutte contre l’impunité.
Les Mécanismes face aux obstacles de la justice pénale internationale
Les Mécanismes d’enquête de l’ONU apparaissent comme un levier supplémentaire face aux obstacles de la justice pénale internationale et dans la quête d’accountability[8]. La CPI est tenue à l’écart des poursuites par l’exigence des critères préalables à l’exercice de sa compétence. Ni la Syrie, ni l’Irak, ni le Myanmar n’étant parties au Statut de Rome, la CPI ne peut exercer sa compétence à l’égard des crimes qui auraient été commis sur leurs territoires ou commis par leurs nationaux.
L’instabilité syrienne, les lacunes de la législation irakienne[9] et la réticence du Myanmar à coopérer, ayant notamment mené à l’échec de la Mission d’établissement des faits créée par l’ONU en 2017[10], ne présagent pas de futures poursuites au plan national.
Les vétos russe et chinois ont empêché en 2014 le déferrement de la situation syrienne par le Conseil de sécurité de l’ONU à la CPI[11]. Avant le vote, Gérard Araud, représentant permanent de la France auprès de l’ONU, avait plaidé que « rien n’est pire que le silence ; car le silence c'est l'acquiescement, la compromission, la complicité »[12]. La Syrie est armée du véto de la Russie, son alliée, qui lui permet d’empêcher que l’on s’intéresse de trop près aux crimes commis par le régime de Bashar Al-Assad.
En Europe, les procès liés au conflit syrien sur la base de la compétence universelle commencent tout juste à se multiplier. Mais les récents procès en Allemagne[13], en Suède[14] et les plaintes déposées en France[15], ne permettent pas à eux-seuls de prétendre que justice est - ou sera - pleinement rendue aux victimes concernées.
Pour rendre justice aux victimes de la crise birmane, la Gambie et les Pays-Bas tentent désormais d’engager la responsabilité étatique du Myanmar[16]. Le ministre gambien de la Justice expliquait à l’époque qu’il s’agissait de prendre des mesures immédiates pour « arrêter les atrocités et le génocide perpétrés par le Myanmar contre sa propre population Rohingyas »[17]. Le 23 janvier 2020, la Cour international de justice (CIJ) a délivré une ordonnance faisant droit à la demande en indication de mesures conservatoires présentée par la Gambie[18]. Suivant la voie ouverte par la Gambie, les Pays-Bas ont annoncé en septembre 2020 leur intention d’engager des poursuites à l’encontre de la Syrie devant la CIJ pour violation de la Convention des Nations Unies de 1984[19].
Là encore, les procédures sont longues et la responsabilité - si elle est engagée - n’est qu’étatique et symbolique. Qui se saisit alors des crimes commis dans les contextes syrien, irakien et birman ? Par une lettre du 9 août 2017, le gouvernement irakien interpelle l’ONU et demande l’aide de la communauté internationale :
pour s’assurer que les membres de l’EIIL (Daech) répondent des crimes qu’ils avaient commis en Irak, y compris lorsque ces crimes étaient susceptibles de constituer des crimes contre l’humanité[20].
UNITAD, créé en réponse à la demande du gouvernement irakien, contribue directement à la justice pénale internationale et à son exercice au niveau national.
Les Mécanismes d’enquête de l’ONU agissent comme des « pansements » face aux obstacles de la justice pénale internationale. Ils permettent à la communauté internationale de se saisir des situations sur lesquelles personne, ou peu d'États, enquêtent.
Les Mécanismes, instruments quasi-juridictionnels aux pouvoirs encore trop limités
Innovants, les Mécanismes d’enquête de l’ONU agissent quelque peu comme des « facilitateurs de justice ».
Depuis les années 2000 et concomitamment à l’essor de la justice pénale internationale[21], la mission d’identifier les responsables et victimes de violations du droit international[22] se greffe aux objectifs[23] des commissions et missions classiques de l’ONU. Les trois Mécanismes d’enquête onusiens s’inscrivent dans ce mouvement général qui tend vers une répression systématique des crimes internationaux.
Le travail des équipes du M3I est explicitement voué à :
faciliter et [à] diligenter des procédures pénales équitables, indépendantes et conformes aux normes du droit international devant des cours ou tribunaux nationaux, régionaux ou internationaux, qui ont ou auront compétence pour connaître de ces crimes conformément au droit international[24].
De la même façon, les preuves recueillies par l’équipe d’enquêteurs du Mécanisme irakien (UNITAD) doivent :
être utilisées le plus largement possible devant les tribunaux nationaux, et en complétant les enquêtes menées par les autorités irakiennes, ou les enquêtes menées par les autorités de pays tiers à leur demande[25].
Le IIMM est lui chargé :
de constituer des dossiers en vue de faciliter et de diligenter des procédures pénales équitables, indépendantes et conformes aux normes du droit international devant des cours ou tribunaux nationaux, régionaux ou internationaux qui ont ou pourront avoir compétence pour connaître de ces crimes conformément au droit international[26].
Il ne s'agit plus seulement pour les équipes de l’ONU d’observer et de recommander mais de prendre une part active aux poursuites. D’abord, le recueil et la préservation de preuves nécessitent une expertise particulière que certains États ne possèdent pas : manque de ressources, standards de préservation qui diffèrent selon les États ou territoires géographiquement trop éloignés. La mise en place des Mécanismes permet ainsi la création et l’évolution des standards exigeants de préservation des preuves au niveau onusien, adaptés à une utilisation judiciaire[27].
Ensuite, étant au carrefour de la coopération de la société civile et des juridictions nationales, les Mécanismes contribuent véritablement aux enquêtes menées par les juridictions nationales et internationales[28]. En mars 2021, Catherine Marchi-Uhel, Cheffe du M3I indiquait :
Nous coopérons et assistons les enquêtes et poursuites dans 12 juridictions différentes. Nous avons reçu 100 demandes d’assistance, en lien avec 84 enquêtes et poursuites[29].
Sur le plan national, l’action combinée de l’Allemagne, de la France, de l’ONG Commission for International Justice and Accountability[30] et du M3I a permis l’arrestation de deux ex-officiers des services de renseignement syriens. Le procès contre l’ancien colonel Anwar Raslan, et son subalterne Eyad Al-Gharib s’est ouvert le 23 avril 2020 à Coblence[31]. Le 24 février 2021, la Haute Cour régionale a condamné Al-Gharib à quatre ans et demi de prison pour « complicité de crimes contre l’humanité »[32].
Sur le plan international, les Pays-Bas pourront compter sur le M3I si une procédure venait à s’ouvrir devant la CIJ suite à la transmission d’une note diplomatique à la Syrie :
Nous avons, grâce au MIII, des témoignages et des enregistrements de personnes torturées. Nous avons les preuves et nous avons commencé à chercher une procédure légale. (Stef Block, ministre des Affaires étrangères)[33].
De la même façon, le travail du IIMM facilite depuis 2017 l’instruction de l’enquête du Bureau du Procureur de la CPI. Cependant, la Cour continue à faire face au manque de coopération du Gouvernement birman et le récent « coup d’État » du 1er février 2021 par les forces armées birmanes complique d’autant plus le travail du IIMM.
Dès lors, il apparaît que les pouvoirs des Mécanismes d’enquête indépendants sont limités. Ils dépendent de la coopération des États qui les accueillent ou des territoires sur lesquels les enquêteurs évoluent. En ce sens, la présence d’UNITAD en Irak est rendue possible grâce à la coopération de l’État irakien qui avait lui-même sollicité l’aide de l’ONU (cf. supra). Au contraire, puisque ni la Syrie, ni le Myanmar n’étaient favorables à leur création, le M3I et le IIMM siègent à Genève.
En septembre 2020, la Commission Internationale des Juristes (ICJ) soulevait ses inquiétudes quant au manque de soutien du Mécanisme birman IIMM : « Comment les États et les organisations intergouvernementales peuvent-ils renforcer leur soutien au mandat [du Mécanisme] ? »[34]
Dépendants de la volonté des États et de la coopération avec les organisations locales, les Mécanismes doivent gagner leur confiance. Dès lors, au vu du manque de coopération et de l’absence de perspectives de poursuites au Myanmar et en Syrie, se pose la question de savoir si le IIMM et le M3I sont une perte de temps et d’argent.
Conclusion
Malgré les incertitudes, la création de tels Mécanismes a, à chaque fois, été accueillie avec enthousiasme par la communauté internationale. Pour l'ancienne ambassadrice des États-Unis auprès de l’ONU, Nikki Haley, la résolution portant création de l’UNITAD est un « “évènement majeur” qui démontre que la justice n'est jamais hors de portée, qu'aucune victime n'est sans voix et qu'aucun auteur de crime n'est au-dessus de la loi »[35]. Le ministre irakien des Affaires étrangères, Ibrahim al-Jaafari, a déclaré que la création du Mécanisme irakien était « une victoire pour la justice, une victoire pour l'humanité et une victoire pour les victimes »[36].
Cette victoire est à nuancer. Les poursuites semblent encore loin de se matérialiser et l’espoir des victimes d’obtenir des réparations est pour l’instant illusoire. Partant de ce constat, les Mécanismes d’enquête indépendants de l’ONU doivent encourager davantage les juridictions nationales et internationales à poursuivre les responsables des violations du droit international.
L’ONG ICJ et des experts demandent la création d’un Standing Independant Investigative Mechanism (SIIM), qui serait « plus stratégique que la création ad hoc de nouveaux mécanismes pour chaque situation »[37]. Ce Mécanisme pérenne, pèserait comme une « épée de Damoclès » au-dessus de la tête des auteurs potentiels de crimes. Bénéficiant de ressources et d’une logistique significative puisqu’ayant une portée internationale, le SIIM constituerait un cadre logistique solide et unifié[38].
Somme toute, l’avenir de la justice pénale internationale repose désormais sur le plan national avec la coopération essentielle des Mécanismes d’enquête ad hoc ou à vocation pérenne, ils sont d’une valeur considérable pour les juridictions nationales, donnant l’espoir qu’ils deviennent de futurs standards dans la lutte contre l’impunité des auteurs de crimes internationaux.
[1] Année de la création de la première commission d’établissement des faits pour le Sud-Vietnam.
[2] International Commissions of Inquiry, Fact-finding Missions: Chronological list.
[3] Assemblée Générale, Coopération entre l’Organisation des Nations Unies et la Cour pénale internationale, A/RES/58/318 (13 Septembre 2004).
[4] Mécanisme international, impartial et indépendant chargé de contribuer aux enquêtes et aux poursuites concernant les personnes responsables des crimes les plus graves au regard du droit international commis en République arabe syrienne depuis mars 2011. Site internet disponible ici. Créé par Assemblée Générale, Résolution 71/248, A/RES/71/248 (21 décembre 2016).
[5] Investigative team to promote accountability for crimes committed by Daesh/ISIL. Site internet disponible ici. Créé par Conseil de Sécurité, Résolution 2379, S/RES/2379(2017) (21 septembre 2017).
[6] Mécanisme d’enquête indépendant pour le Myanmar. Site internet disponible ici. Créé par Conseil des droits de l’homme, Résolution 39/2, A/HRC/RES/39/2 (03 octobre 2018).
[7] À titre d’exemple, peuvent être cités la Commission internationale d’enquête indépendante chargée d'aider les autorités libanaises dans leur enquête sur les attentats du 14 février 2005 (2004-2009), disponible ici, ou encore le Groupe d’éminents experts sur la situation des droits de l’homme au Yémen (2017-présent).
[8] Promotion de l’obligation de rendre des comptes pour les violations du droit international et la commission de crimes internationaux.
[9] L’Irak n’a pas un cadre juridique adapté à la poursuite des crimes internationaux. Par exemple, la justice irakienne condamne les crimes de l’État islamique sur le fondement de lois antiterroristes.
[10] Conseil des droits de l’homme, Situation des droits de l’homme au Myanmar, A/HRC/res/34/22 (24 mars 2017).
[11] Conseil de Sécurité, Situation au Moyen-Orient (Syrie), S/PV.7180, (22 mai 2014).
[12] Ibid. p. 3.
[13] BOURGUIBA Leïla, « Les crimes commis en Syrie dans les prétoires allemands : de l’échec de la justice universelle au renouveau de la compétence universelle de tribunaux européens », Confluences Méditerranée, vol. 115, no. 4, 2020, pp. 63-74.
[14] Trial International, Universal Jurisdiction Annual Reviews 2021, Sweden, p. 67.
[15] Trial International, Universal Jurisdiction Annual Reviews 2021, France, « Witnesses come forward against high-ranking Syrian officials Ali Mamluk, Jamil Hassan and Abdel Salam Mahmoud », p. 30 ; MATHIEU Luc, « Attaques chimiques en Syrie : plainte pour crimes contre l’humanité déposée en France », Libération, 02 mars 2021.
[16] Le 11 novembre 2019, la Gambie a traduit le Myanmar devant la CIJ pour génocide, sur la base de la Convention sur le génocide de 1948, à laquelle sont partie les deux États.
[17] ANDERSON H. Janet, « Génocide des Rohingyas : la Gambie monte au front », Justiceinfo.net, 11 novembre 2019.
[18] Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 3.
[19] CHAUDHRY Vaishnavi, « Will the Netherlands Government succeed in ending Syrian’s Government impunity for war crimes? », Cambridge International Law Journal, 10 février 2021.
[20] Conseil de Sécurité, Résolution 2379, S/RES/2379(2017) (21 septembre 2017).
[21] Entrée en vigueur du Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale le 1er juillet 2002.
[22] Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Commissions d’enquête et missions d’établissements des faits sur le droit international des droits de l’homme et le droit humanitaire international, 2015, p.7.
[23] Recueillir des preuves, établir les faits au regard du droit international des droits de l’Homme et du droit international humanitaire et proposer des recommandations.
[24] Op. cit. note 3.
[27] Op. cit, note 20, p. 44.
[28] Voir en ce sens LEVINA Polina, « An Independent Mechanism for Myanmar: A Turning Point in the Pursuit of Accountability for International Crimes », EJIL:Talk!, 1er octobre 2018.
[29] REUTEURS, U.N. says has helped 12 jurisdictions prepare Syrian war crimes cases, 15 mars 2021.
[30] CIJA // Commission for International Justice and Accountability.
[31] Voir en ce sens BRACQ Natacha, « Allemagne : début du procès à l’encontre d’Anwar Raslan et Eyad Al-Gharib, anciens officiers des services de renseignements syriens », Blog - Droit International Pénal, 8 mai 2020.
[32] Trial of Anwar Raslan and Eyad Al Gharib - Trial Monitoring Report 28, Hearing Date: February 24, 2021, Syria Justice and Accountability Centre.
[33] VAN DEN Stephanie et ANDERSON Janet « Pourquoi les Pays-Bas menacent de poursuivre la Syrie en justice », Justiceinfo.net, 22 septembre 2020.
[34] [traduction libre], Commission International des Juristes, « ICJ welcomes report of UN Mechanism on Myanmar », 14 septembre 2020.
[35] PELT Jennifer, « UN votes to help Iraq collect evidence against Islamic State », AP News, 21 septembre 2017 in D. KAUFMAN Zachary, The prospects, problems and proliferation of recent UN Investigations of International Law violations”, 2018, p. 95, disponible ici.
[36] Ibid.
[37] ABBOTT Kingsley, « Is it time to create a Standing Independant Investigative Mechanism (SIIM)? Part I », OpinioJuris, 10 avril 2019.
[38] Ibid.