Armes françaises au Yémen : « la responsabilité de la France est engagée » ?
Au terme de son Rapport annuel sur la situation des droits humains dans le monde en 2020, publié le 7 avril 2021, Amnesty International a dénoncé le choix du Gouvernement français de continuer à « vendre des armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis malgré la forte probabilité qu’elles soient utilisées pour commettre des violations des droits humains dans le cadre du conflit au Yémen » [p.214].
Actif depuis le 25 mars 2015, le conflit au Yémen a fait des centaines de milliers de victimes, dont 233 000 décès (de causes directes ou indirectes). La crise humanitaire, engendrée par le conflit et exacerbée par la pandémie de COVID-19, porte à plus de 24 millions le nombre de personnes ayant besoin de l’aide humanitaire.
Le Groupe d’experts des Nations Unies sur le Yémen considère en outre que toutes les parties au conflit ont commis de graves violations du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme, notamment des attaques indiscriminées contre des civils, des actes de torture et de disparitions forcées.
Pourtant, alors même que le Ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qualifie la situation au Yémen de « sale guerre », la France continue à exporter du matériel militaire vers deux Etats membres de la coalition intervenant directement dans ce conflit : l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.
Des rapports d’ONG et de journalistes d’investigations ont ainsi révélé que des armes françaises avaient été retrouvées ces dernières années non seulement au Yémen, mais aussi en Libye où les hostilités n’ont pas cessé depuis 2011, et entre les mains de régimes répressifs tels que l’Egypte, la Turquie ou le Cameroun. Outre la vente de matériel d’armement, sont mis en cause les services d’assistance technique, de maintenance et de formation associés à ces contrats [voir Arte, Arte, Disclose NGO].
Fin 2020, le Groupe d’experts des Nations Unies sur le Yémen a ainsi réitéré son appel aux États tiers, dont la France, pour qu’ils cessent de transférer des armes aux parties au conflit, « étant donné le rôle de ces transferts dans la perpétuation du conflit et potentiellement dans les violations [du droit international] ».
Dans un entretien récent à Médiapart, la nouvelle Secrétaire générale d’Amnesty International, Agnès Callamard, a affirmé qu’en vendant des armes à des États mis en causes pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité, la France avait engagé sa responsabilité.
Des exportations susceptibles d’engager la responsabilité de la France
La France a ratifié la position commune 2008/944/PESC du Conseil européen du 8 décembre 2008 (« la position commune »), laquelle établit huit critères encadrant les exportations d’armement. En particulier, les Etats membres s’engagent par ce texte à refuser les autorisations d’exportation « incompatibles avec […] les embargos sur les armes », lorsqu’il existe un risque que ces équipements « servent à la répression interne », « servent à commettre des violations graves du droit humanitaire international », ou lorsqu’elles sont « susceptibles de provoquer ou de prolonger des conflits armés ou d’aggraver des tensions ou des conflits existants dans le pays de destination finale ».
Au niveau international, la France a ratifié le Traité des Nations Unies sur le commerce des armes (TCA), entré en vigueur le 24 décembre 2014, lequel interdit notamment aux Etats parties les transferts d’armes qui seraient en contradiction avec les mesures d’embargos prises par les Nations Unies, et/ou lorsqu’ils ont connaissance que ces armes « pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des Convention de Genève de 1949, […] ou d’autres crimes de guerre ».
Ce traité met également à la charge des Etats parties l’obligation d’évaluer, avant chaque autorisation d’exportation, si les armes concernées pourraient servir à commettre une violation grave du droit international humanitaire ou du droit international des droits humains ou à en faciliter la commission.
Pour la première fois en 2020, le rapport du Gouvernement français au Parlement sur les exportations d’armement incluait les données du rapport annuel sur l’application du TCA. Plusieurs ONG, dont Amnesty International, ont cependant soulevé que les chiffres mis en avant par le Gouvernement avaient été sous-évalués, créant un doute sur la véracité et la transparence des informations transmises aux Nations Unies.
En tout état de cause, au terme de ce rapport, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis occupent respectivement les 3ème et 5ème rangs des principaux clients de la France sur la période 2010-2019. Figurent également dans ce « Top 5 », le Qatar et l’Egypte.
Dès lors, s’il est établi que les violations du droit international humanitaire attribuées au Yémen et à la Libye, et que les opérations de répression internes contraires au droit international des droits humains n’ont pas été (suffisamment) prises en compte par la France, la responsabilité de l’Etat français pourrait être engagée au regard de la position commune et/ou du TCA.
Toutefois, en l’absence de mécanisme juridictionnel ou quasi-juridictionnel compétent, cette responsabilité reste largement symbolique.
L’absence de mécanisme de contrôle ou de sanction international
La position commune n’est que peu contraignante puisque la décision de procéder à un transfert de technologie ou d’équipements militaires « est laissée à l’appréciation nationale de chaque État membre ». Aucun système de contrôle et/ou de rapport normalisé n’a été mis en place afin d’évaluer si, et dans quelle mesure, les États membres respectent les huit critères définis.
Depuis 2008, le Parlement européen a souligné à plusieurs reprises que les Etats membres n’appliquaient pas ces critères de façon systématique et a appelé à la mise en place d’un mécanisme de sanction à l’encontre des Etats qui violeraient ces règles [voir ici et ici].
De cette absence de contrôle et de contrainte résultent des situations très disparates : contrairement à la France, l’Allemagne et les Pays-Bas ont suspendu leurs exportations d’armes à destination des pays de la coalition, invoquant notamment la position commune.
S’agissant du TCA, s’il oblige les Etats parties à produire chaque année un rapport concernant les exportations et importations d’armes autorisées ou effectuées, il ne comprend pas de mécanisme de contrôle, de vérification, et encore moins de sanction, pouvant s’auto-saisir ou être saisi par des tiers. Seuls les différends qui pourraient survenir entre Etats parties quant à l’interprétation ou l’application du traité peuvent être soumis à un règlement judiciaire ou à l’arbitrage.
Dès lors, les juridictions nationales sont aujourd’hui seules compétentes pour se prononcer sur la responsabilité des Etats exportateurs ou tirer les conséquences juridiques d’éventuelles violations de leurs engagements internationaux.
La frilosité des juridictions nationales
En juin 2019, une cour d’appel britannique a considéré que la décision du Royaume-Uni de continuer à autoriser les exportations d’armes vers l’Arabie saoudite malgré le risque qu’elles soient utilisées au Yémen était illégale. Le gouvernement britannique a toutefois accordé de nouvelles licences d’exportations début 2020.
En Belgique, le Conseil d’Etat, qui avait déjà suspendu plusieurs licences d’exportations d’armes à l’Arabie saoudite en 2020 , a prononcé la suspension de quatre nouvelles licences, le 5 mars 2021, au regard du risque que ces équipements servent à la répression interne ou à commettre des violations graves du droit humanitaire international.
En France, en revanche, le Tribunal administratif de Paris a rejeté en juillet 2019 le recours introduit par l’association Action sécurité éthique républicaines (ASER) demandant l’annulation du refus de suspendre les licences d’exportations à destination des pays membres de la coalition impliquée dans la guerre au Yémen.
Si le tribunal s’est déclaré compétent pour connaître du recours, il a considéré que les stipulations internationales invoquées par ASER (en particulier le TCA et la position commune) « ont pour objet exclusif de régir les relations entre Etats et ne créent aucun droit dont les particuliers peuvent directement se prévaloir [devant les juridictions] ». La Cour administrative d’appel ayant rejeté la requête d’appel de l’association, celle-ci s’est pourvue devant le Conseil d’Etat.
Responsabilité pénale individuelle : la recherche d’une troisième voie ?
En l’absence de mécanismes juridictionnels permettant d’engager la responsabilité des Etats exportateurs (et donc d’inciter ceux-ci à mettre fin aux exportations), victimes et membres de la société civile cherchent aujourd’hui à engager la responsabilité pénale individuelle des dirigeants politiques et économiques.
En décembre 2019, un groupe d’ONG a adressé une communication à la Cour pénale internationale (CPI), sollicitant l’ouverture d’une enquête sur le rôle de dirigeants d’entreprises d’armement et de responsables politiques européens ayant accordé des licences d’exportation à des pays parties au conflit au Yémen ainsi que leur possible complicité pour crimes de guerre. La communication porte notamment sur 26 frappes aériennes ayant fait des victimes civiles et/ou détruit ou endommagé des écoles, des hôpitaux et d’autres biens protégés, lors desquelles ont été (ou ont pu être) utilisés des avions de combat et autres équipements militaire européens. Sont notamment visés les dirigeants des entreprises françaises Dassault, Thalès et MBDA.
Cette communication s’engouffre dans la brèche laissée ouverte par les instruments internationaux de contrôle des exportations d’armement, lesquels créant des obligations pour les Etats, laissent au droit international pénal et au droit commun le rôle de définir et sanctionner les devoirs et obligations des personnes physiques et morales qui les incarnent.
Toutefois, dès lors que la CPI n’est pas compétente pour poursuivre et juger des entreprises ou autres personnes morales, la dilution de la responsabilité individuelle du dirigeant et les critères requis pour établir une forme de complicité rendent ce chemin particulièrement étroit.
Dans l’intervalle, la mobilisation de la société civile et de certains acteurs politiques semble déterminante pour inciter le Gouvernement français à plus de prudence et de rigueur quant à l’application de ses engagements internationaux.