Allemagne : Les poursuites des crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale sont-elles opportunes ?
Cet article a été publié dans le cadre du partenariat entre BDIP et la Clinique juridique de Lille - Pôle droit international.
En octobre 2021 débutaient en Allemagne deux procès retentissants contre deux individus accusés d’avoir participé aux crimes commis sous le régime du IIIème Reich. Le Landgericht de Itzehoe est ainsi en charge d’une affaire concernant une ancienne secrétaire du camp de concentration de Stutthof, accusée de complicité d’homicide aggravé (Mord) dans 11 000 cas. Le second procès, s’étant ouvert au Landgericht de Neuruppin in Brandebourg, vise un ancien gardien du camp de concentration de Sachsenhausen pour complicité d’homicide aggravé dans 3 518 cas. Reviennent ainsi en mémoire les atrocités commises par le régime du IIIème Reich, non seulement par les hauts dirigeants, mais aussi par leurs subalternes. Se pose ainsi la question du jugement, des criminels survivants, tant d’années après les faits. Les possibilités de poursuites sont présentes, même si leur opportunité est parfois sujette à questionnement. L’Allemagne manifeste cependant une claire volonté de poursuivre les crimes de droit international, ceux commis à l’époque du IIIème Reich en particulier. Mais cette ambition de punir les auteurs de crimes internationaux a excédé ce cadre, pour continuer à se manifester vis-à-vis de crimes plus contemporains, et ce, sur le fondement de la compétence universelle.
Les possibilités de poursuite des crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale aujourd’hui
Il est communément admis que les Procès de Nuremberg et de Tokyo marquent la naissance du droit international pénal moderne. C’est en effet le Statut du Tribunal international militaire de Nuremberg qui fonde de nouveaux crimes - des crimes de droit international - créant ainsi les crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité ; le crime de génocide n’étant, lui, pas encore explicitement consacré, avec simplement des occurrences différentes de crimes contre l’humanité [1]. Cependant, les Procès de Nuremberg n’ont visé que les hauts dignitaires nazis, excluant les hommes et les femmes ayant constitué les rouages du système du IIIème Reich. Dans une époque de reconstruction d’après-guerre et de tentative de revivre ensemble, de tels procès s’avéraient particulièrement difficiles à mettre en œuvre. Les quelques tentatives de jugement furent quant à elles parfois critiquées pour la clémence dont elles faisaient preuve à l’égard de ces criminels. Le Procès de Francfort, qui s’est déroulé entre 1963 et 1965, s’est en particulier attaqué à des personnes suspectées de crime qui n’appartenaient pas à la classe dirigeante. Le procès se fondait sur les crimes de droit commun, notamment sur le fondement de l’homicide aggravé. Cependant, il n’y eut qu’un nombre limité de poursuites et seulement quelques peines de réclusion criminelle à perpétuité furent prononcées [2].
Ce procès est cependant intéressant en raison de la base juridique des poursuites sur laquelle il repose. A l’époque, l’impossibilité d’appliquer des textes nouveaux intégrant les hypothèses de crimes internationaux conduisait forcément à observer les dispositions déjà en vigueur au moment des faits, en application du principe de non-rétroactivité de la loi pénale. De manière générale, le Procès de Francfort a donc utilisé le paragraphe 211 du Strafgesetzbuch (Code pénal allemand) relatif à l’homicide aggravé, par opposition au paragraphe 212 consacrant l’homicide simple (Totschlag). Cela s’avérait moyennement satisfaisant car il était difficile de rendre compte, avec une disposition relative à un crime de droit commun, de la spécificité des crimes commis sous le IIIème Reich. De surcroît, le paragraphe 211 avait été conçu par Hitler et visait la condamnation de toute personne étant considérée comme appartenant à une « sous-race »[3] à l’époque, le réutiliser ensuite posait donc aussi des questionnements éthiques.
C’est ce paragraphe 211 qui demeure aujourd’hui [4] le principal visa concernant les jugements des criminels nazis. Si d’autres dispositions éparses du Code pénal peuvent être utilisées pour poursuivre les crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale[5], cette disposition reste la plus facile à mettre en œuvre pour réprimer ces infractions. Elle est en effet rédigée de manière large, et comprend différents mobiles parmi les plus graves, ce qui en fait une base solide pour juger ce type de criminalité. La peine étant la réclusion criminelle à perpétuité [6], la sévérité de la sanction à l’encontre des auteurs des crimes commis pendant la guerre remplit l’objectif de l’effectivité de la sanction, fortement important en droit international pénal. Dans les deux procès ouverts en 2021, c’est ainsi la complicité d’homicide aggravé qui est la qualification retenue.
La question de la prescriptibilité avait déjà été débattue par les autorités nationales lors du Procès de Francfort. C’est aujourd’hui grâce à l’imprescriptibilité de ce crime que des poursuites peuvent être engagées. Cela pose cependant des questions sur le fondement du principe de légalité, une question qui a notamment été soulevée en 2020 [7] car jusqu’en 1965, la prescription des homicides aggravés était de vingt ans. Juger aujourd’hui les criminels nazis reviendrait donc à les soumettre à une loi pénale plus sévère [8]. Ne pas les juger reviendrait à admettre l’impunité. Certains auteurs [9] ont cependant pu estimer que cette question avait été réglée par la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, qui avait proposé une interprétation souple du principe de légalité en matière de crimes portant atteinte aux principes fondamentaux de la Constitution [10].
La question est aussi celle de l’adéquation entre la forme de jugement et l’âge des accusés. Certains étant encore mineurs au moment des faits, ce sont parfois les dispositions relatives au droit pénal des mineurs qui vont être utilisées pour fonder l’accusation [11]. Cela est ici certes conforme aux exigences de légalité mais peut paraître inadéquat pour les victimes, qui ont attendu parfois très longtemps pour que finalement une peine légère soit prononcée.
Outre les possibilités réelles de jugement, ces poursuites s’avèrent-elles opportunes aujourd’hui ?
L’opportunité des poursuites de ces crimes aujourd’hui
Il est opportun de se questionner sur le sens de telles poursuites aujourd’hui. En effet, compte tenu des années qui se sont écoulées, est-il encore nécessaire de juger ces anciens nazis ?
Pendant la période de l’après-guerre, les autorités allemandes, dans l’objectif de poursuivre l’achèvement de l’objectif de paix et de la cohésion sociale [12], avaient omis d’enquêter sur les millions de membres du parti nazi qui auraient pu commettre de tels crimes. Par conséquent, certains membres du parti nazi qui avaient commis des crimes sous le régime du IIIe Reich avaient retrouvé une vie classique au sein de la société allemande, sans être poursuivis par la justice. En réalité, aujourd’hui le fait de condamner ces personnes serait avant tout symbolique pour les survivants, eux aussi très âgés, mais quelle efficacité pourrait-on concrètement en retirer ?
Certains procès ont aujourd’hui été avortés. Cela était notamment le cas du procès d’un ancien infirmier de Auschwitz, dont le procès avait été annulé en raison de son état de santé (démence) et de son incapacité à assister au débat[13]. Nombreuses sont en effet les invocations d’impossibilité à être jugé sur le fondement du respect de la dignité humaine [14]. De même, les procédures s’avèrent très longues, comme en témoignent certaines affaires qui ont fait l’objet d’un traitement par la Cour européenne des droits de l’homme. L’âge cependant avancé des accusés mis en relation avec la durée des procédures peut interroger sur la capacité réelle de l’Etat à sanctionner de manière effective les comportements des accusés. Par conséquent, il peut alors être laborieux de juger les accusés dans des conditions adéquates et de donner juste satisfaction aux victimes.
La place donnée à ces dernières lors de ces procès révèle cependant toute l’importance de la poursuite des auteurs de ces crimes. En effet, la justice pénale internationale a largement pu être critiquée pour le peu de place faite aux victimes lors des procès, la finalité étant avant tout la sanction de l’auteur [15]. Le Procès de Nuremberg n’y a bien évidemment pas fait exception. Cependant depuis la réforme intervenue en 2015 [16] sous l’influence du droit de l’Union européenne, et intitulée « Loi pour le renforcement des droits des victimes dans les procédures pénales », les victimes disposent d’une plus grande place dans le cadre des procès, ce qui se vérifie en particulier en matière de crimes de droit international, a fortiori ceux commis pendant la Seconde Guerre mondiale. A ainsi été particulièrement saluée par les organisations non-gouvernementales la prise en compte de l’aspect psycho-sociologique de la procédure sur la victime [17]. C’est donc l’occasion pour les victimes directes ou indirectes, en ce qui concerne les ayants-droits, de pouvoir être entendues, et le cas échéant, de véritablement se voir reconnaître cette qualité par les tribunaux, aspect nécessaire pour l’individu qui cherche à se reconstruire, mais également pour l’Etat dans l’optique de garantir la cohésion sociale et l’ordre public. De plus, l’opportunité de ces poursuites passe aussi par l’importance de lutter contre les velléités fascistes qui sont aujourd’hui encore présentes dans nos sociétés [18]. La symbolique de tels procès permet de montrer que de tels crimes sont encore sévèrement punis.
Pour résoudre les lacunes du droit allemand de l’après-guerre, un nouvel arsenal juridique a été introduit suite à la création de la Cour pénale internationale (CPI), prévoyant ainsi un nouveau Code, le Völkerstrafgesetzbuch, entièrement dédié à la problématique de lutte contre les crimes de droit international. Cette volonté de juger les crimes internationaux a largement excédé le cadre des crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle se reflète aujourd’hui en particulier par l’exercice de la compétence universelle, dans la lutte contre les crimes internationaux plus contemporains.
La lutte contre le sentiment d’injustice et l’impunité est en effet au centre-même de l’importance de poursuivre les auteurs de ces crimes. En vertu de l’article 17 du Statut de Rome qui pose le principe de complémentarité, les autorités nationales demeurent au premier chef compétentes pour mener une enquête et poursuivre les auteurs de crimes internationaux. Face aux moyens limités de la Cour pénale internationale et des tribunaux pénaux internationaux [19], on constate que la position des juridictions allemandes tend à évoluer et à combler ces lacunes. En effet, l’Allemagne affiche une volonté ferme de poursuivre les crimes de droit international.
La justice pénale allemande : avant-gardiste de la justice pénale internationale ?
C’est à travers la compétence universelle que l’Allemagne rayonne et établit sa volonté d’être avant-gardiste de la justice pénale internationale. Face à la paralysie de la CPI concernant les procès sur la Syrie[20] en raison de la non-ratification par la Syrie du Statut de Rome, le juge allemand a fait un pas en avant en matière de répression des crimes internationaux dans plusieurs arrêts. Plusieurs condamnations ont été ainsi rendues dans le contexte des exactions commises sous le régime de Bachar el-Assad[21] mais aussi par l’État islamique[22].
Deux de ces décisions ont été jugées « historiques ». La première concerne un ancien officier de renseignement syrien [23], condamné pour crimes contre l’humanité, qui a été rendu le 13 janvier 2022 par le juge allemand sur le fondement de la compétence universelle. Elle est considérée comme historique car, à l’issue de deux années de procès, il s’agit de la première décision au monde condamnant les exactions d’un membre du régime syrien. Alors que l’impunité totale règne en Syrie depuis onze années, cette décision a eu des répercussions sur la population syrienne qui voit l’espoir d’une justice. Certes étrangère et n’ayant pas de conséquence directe au niveau national, cette décision permet tout de même une reconnaissance et une condamnation des exactions commises par le régime syrien. Une autre décision, qui a été rendue par l’Oberlandesgericht le 30 novembre 2021[24], concerne quant à elle le premier jugement au monde condamnant un individu de crime de génocide commis contre les Yézidis. C’est en ce sens que cette décision a été jugée historique, mais aussi parce qu’elle condamne pour la première fois un ancien membre de l’État islamique pour crime de génocide. Au surplus, cette décision est également remarquable d’un point de vue judiciaire puisque pour la première fois le juge allemand fonde sa compétence universelle sur un crime qui n’a pas été commis en Allemagne et dont l’auteur n’est pas allemand. Les procès concernant les crimes internationaux commis à l’étranger au nom de l’État islamique semblent d’ailleurs recueillir toute l‘attention des juridictions allemandes, un nouveau procès venant de débuter le 18 mai 2022 pour crimes contre l‘humanité, crimes de guerre, et complicité de crime de génocide. Un second, ayant toujours trait aux allemands partis combattre pour l’État islamique, a vu ses débats se terminer, aboutissant à la condamnation avec sursis de l’auteure, mineure au moment des faits.
Les critères de recevabilité de la compétence universelle du juge allemand sont différents de ceux du système judiciaire français. Ils sont plus souples. Le Code de droit international pénal (Völkerstrafgesetzbuch) ne prévoit aucun critère obligatoire restreignant la compétence universelle, ni un critère de rattachement avec l’Allemagne, tant que l’aboutissement des poursuites s’avère réaliste. Si le Procureur peut théoriquement refuser de mener des poursuites sur ce fondement, ce refus ne peut s’exercer que dans des conditions limitativement énumérées [25]. Ainsi, tandis que les moyens mis en œuvre dans la lutte contre les crimes de droit international par la France font aujourd’hui l’objet d’un débat à la suite d’un arrêt controversé de la Cour de cassation rendu par la Chambre criminelle le 24 novembre 2021[26], l’Allemagne, et son système mis en place par le VStGB, s’avèrent véritablement engagés à lutter contre l’impunité des crimes de droit international à travers des critères de recevabilité souples de la compétence universelle qui pourraient potentiellement influencer d’autres pays, notamment la France.
De plus, la position judiciaire se double d’une dimension politique, comme le démontre l’intervention du Ministre fédéral de la justice, Marco Buschmann, qui souhaite que ce type de criminels ne trouve aucun endroit sûr pour échapper à la justice, et qui invite les autres États à suivre le chemin de l’Allemagne[27]. De la même manière, il souhaite que les potentiels crimes commis par la Russie lors de la guerre en Ukraine soient poursuivis [28].
En définitive, il y a une volonté manifeste de l’Allemagne de réprimer les criminels de la Seconde Guerre mondiale ayant survécu. Cette volonté se double d’une inspiration à être à l’avant-garde de la répression des crimes internationaux. Cette ambition de l’Allemagne influe sur les juridictions d’autres pays, et c’est une chose qui ne peut qu’être de bon augure face à l’impuissance, dans certains cas, de la CPI.
[1] Le Statut et le Jugement du Tribunal de Nuremberg, Historique et analyse, Mémorandum du Secrétaire général, Nations Unies, 1949.
[2] LOCHAK Danièle, « Épurer et punir : la justice confrontée à ses dilemmes », Droit et société 2019/3 (n°103), p. 691 à 708.
[3] Abschlussbericht der Expertengruppe zur Reform der Tötungsdelikte (§§ 211 – 213, 57a StGB) dem Bundesminister der Justiz und für Verbraucherschutz Heiko Maas im Juni 2015 vorgelegt, p. 1, 2015.
[7] Landgericht Hamburg, 23 juillet 2020, 617 Ks 10/19 jug. – 7305 Js 1/16 (6620).
[8] KELLERHOFF Sven Felix, « Sollen greise KZ-Wächter vor Gericht gestellt werden?”, in Welt.de, 18 octobre 2019.
[9] Ibid.
[10] Bundesverfassungsgericht, 26 février 1969, 2 BvL 15, 23/68, § 82– Verfolgungsverjährung, cité in KELLERHOFF Sven Felix, « Sollen greise KZ-Wächter vor Gericht gestellt werden?”, in Welt.de, 18 octobre 2019.
[12] VICENT Marie-Bénédicte, « De la dénazification à la réintégration des fonctionnaires », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, 2014/1, n°121, pp. 3 à 19. Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2014-1-page-3.htm?contenu=resume.
[13] Landgericht Neubrandenburg, 11 septembre 2017, 64 Ks 3/17.
[14] KELLERHOFF Sven Felix, « Sollen greise KZ-Wächter vor Gericht gestellt werden?”, Welt.de, 18 octobre 2019.
[15] PAVIA Marie Luce, « La place de la victime devant les tribunaux pénaux internationaux », Archives de politique criminelle, 2002/1, n°24, p. 61 à 79.
[16] Gesetz zur Stärkung der Opferrechte im Strafverfahren, 21 décembre 2015.
[17] « Weltrecht in Deutschland? Der Kongo-Kriegsverbrecherprozess: erstes Verfahren nach dem Völkerstrafgesetzbuch”, European Center for Constitutional and Human rights e. V., Berlin, Juin 2016, p. 101-102.
[18] THALMANN Rita, « Actualité du nazisme et pérennité du racisme », Le Monde juif, Centre de documentation Juive contemporaine, 1978/1 n°89, p.40 à 50.
[19] NEEL Lison, « Échec et compromis de la justice pénale internationale », Études internationales, 29(1), p. 85 à 106.
[20] HUBRECH Joël, « La Cour pénale internationale pèse-t-elle encore sur l’échiquier mondial ? », Institut français des relations internationales, 2019/4 Hiver, p. 23 à 35.
[21] Oberlandesgericht Koblenz, 24 février 2021, 1 StE 3/21. (Eyad A.) ; OLG Koblenz, 13 janvier 2022, 1 StE 9/19 (Anwar R.) ; OLG Frankfurt am Main, 10 novembre 2021, 5 – 3 StE 2/21 – 4 – 2/21.
[25] Section 153 StPO, Code de procédure pénale allemand.
[26] Cour de cassation, Chambre criminelle, 21 novembre 2021, n°21-81.344.
[27] « Urteil nach dem Weltrechtsprinzip », deutschland.de, 14 janvier 2022.
[28] « Buschmann will russische Kriegsverbrechen auch in Deutschland verfolgen », Welt.de, 24 mars 2022.