La fermeture du bureau de la CPI en Côte d’Ivoire: Un test pour la justice internationale

 

L'annonce du 19 septembre concernant la fermeture du bureau de la Cour pénale internationale (CPI ou la Cour) en Côte d'Ivoire représente bien plus qu'une simple décision administrative. Cette fermeture porte un coup potentiellement sévère à l'idée de justice internationale, en particulier dans un pays où, plus de dix ans après la crise post-électorale de 2010-2011 ayant causé plus de 3 000 morts, de nombreux acteurs n'ont toujours pas répondu de leurs actes devant la justice. La décision soulève de graves questions sur l'héritage laissé par la CPI et sur la pertinence de ses interventions en Afrique.

 La présence de la CPI en Côte d'Ivoire avait des objectifs clairs : accompagner un pays traumatisé par la guerre civile vers la justice et la réconciliation, tout en soutenant les victimes dans leur quête de vérité. Or, dans son projet de budget pour 2025, la CPI prévoit la « suppression de sa présence physique à Abidjan au milieu de l'année 2025 »[1]. Derrière ce langage technocratique se cache une réalité préoccupante : la fin probable des enquêtes sur les crimes commis en Côte d'Ivoire depuis 2002. Une telle décision risque d’abandonner les victimes, de laisser des enquêtes inachevées et de compromettre le processus de réconciliation nationale. La présence de la CPI à Abidjan symbolisait l'engagement international envers une justice impartiale et l'accompagnement du pays vers une paix durable. En mettant fin à cette présence, la CPI semble renoncer à cette responsabilité cruciale, laissant des milliers de victimes dans une situation d'incertitude.

Le gouvernement ivoirien a présenté cette fermeture comme un témoignage de la maturité judiciaire de l'État et de sa capacité à gérer ses propres affaires. Cependant, cette interprétation paraît prématurée, voire trompeuse dans un contexte où le harcèlement judiciaire est devenu un outil de répression contre les activistes, journalistes et opposants politiques.[2] Des associations de victimes et des organisations de défense des droits humains, telles que la Ligue ivoirienne des droits de l'Homme (LIDHO), ont exprimé leur inquiétude face à cette décision. Willy Neth, président de la LIDHO, a qualifié la fermeture de « mauvais signal » pour les victimes. En effet, il s'agit non seulement d'un signal inquiétant pour les victimes ivoiriennes, qui se voient refuser une reconnaissance et une justice attendues depuis longtemps, mais également pour la notion même de justice internationale. Ce retrait est perçu comme une abdication de la responsabilité que la CPI s'était engagée à assumer.

 L'annonce de la fermeture du bureau de la CPI revêt une dimension particulièrement problématique dans un contexte où tous les responsables des crimes commis lors de la crise post-électorale n'ont pas été jugés. L'ancien président Laurent Gbagbo et l'ex-leader de jeunesse Charles Blé Goudé ont été jugés pendant huit ans avant d'être acquittés en 2019. Pendant ce temps, d'autres acteurs impliqués dans les mêmes violences, y compris des membres de l'entourage du président actuel, Alassane Ouattara, n'ont pas fait l'objet de poursuites sérieuses. Cette situation laisse planer un doute sur la volonté réelle de la CPI de poursuivre tous les responsables des crimes graves. L'inaction prolongée de la CPI, combinée aux élections présidentielles de 2025, nourrit des suspicions de parti pris institutionnel, affaiblissant ainsi la crédibilité de la Cour.

Cette fermeture survient également dans un contexte de critiques fréquentes sur la manière dont la CPI applique le Statut de Rome. Des intellectuels africains ont souvent dénoncé une tendance biaisée de la Cour à se concentrer sur les plus faibles tout en ignorant les puissants. En 2010, William Schabas affirmait que la focalisation de la CPI sur l'Afrique pouvait s'expliquer par les renvois volontaires effectués par les États africains eux-mêmes.[3] Cependant, cela ne justifie pas le déséquilibre persistant dans l'application de la justice. Ce problème de partialité perçue ne se limite pas à la Côte d'Ivoire. Mark Kersten notait en 2015 que l'opinion publique africaine était partagée quant au rôle de la CPI, oscillant entre un soutien au concept de justice internationale et une critique de la manière dont cette justice est mise en œuvre.[4] En 2017, l'Union africaine a même envisagé d'appeler ses États membres à rejeter la CPI, en raison de la perception d'une justice sélective qui s'acharne sur certains pays africains.

 Pourtant, malgré ses critiques et ses faiblesses, nier l'utilité de la CPI serait une erreur. Elle incarne l'idéal universel de justice, et ses poursuites pour violations des droits humains peuvent avoir un effet dissuasif, contribuant potentiellement à la réduction de la violence à long terme, comme l'a suggéré Kathryn Sikkink dans The Justice Cascade.[5] Mais pour que cet idéal ne reste pas une simple abstraction, la CPI doit démontrer sa capacité à traiter les affaires criminelles avec impartialité et de manière non sélective. Comment expliquer que la CPI semble capable de poursuivre les opposants tout en paraissant impuissante face aux gouvernements en place qui n'ont pas intérêt à ce que leurs actes soient scrutés ? La recherche de Peskin sur la coopération des États africains avec la CPI révèle que cette coopération est souvent marquée par une tension entre le respect de la souveraineté nationale et les obligations découlant du Statut de Rome.[6] En Ouganda, au Kenya, en République démocratique du Congo, et au Soudan, la CPI semble avoir principalement ciblé les opposants aux gouvernements en place. Cette situation a alimenté un sentiment croissant de méfiance vis-à-vis de la CPI et de sa capacité à agir de manière impartiale.

 L’annonce de la fermeture du bureau de la CPI en Côte d'Ivoire envoie un message potentiellement dangereux. À l'approche des élections présidentielles de 2025 dans le pays, cette décision risque d'encourager l'impunité des acteurs qui y sont au pouvoir et sur le continent africain, malgré les récentes actions encourageantes de la Cour contre certains dirigeants en exercice ailleurs dans le monde. Devons-nous attendre que les victimes des violences de 2010-2011 soient rejointes par celles de 2025 pour que la communauté des gardiens de la démocratie et des droits humains s'émeuve à nouveau ? Le retrait de la CPI crée indéniablement un vide dans le contexte électoral imminent, ouvrant la voie à l'injustice. Enhardis par cette impunité, les criminels encore dans l'ombre disposent de tous les moyens pour récidiver, perpétuant ainsi les cycles de violence. Cette situation est d'autant plus alarmante lorsque l'on se rappelle que ces cycles ont tendance à resurgir lors de chaque période électorale tendue en Côte d'Ivoire.

 La crédibilité de la CPI se trouve à un tournant décisif. Poursuivre rigoureusement ses enquêtes en Côte d'Ivoire n'est plus une option, mais un impératif. L'équité dans le traitement de tous les suspects, quelle que soit leur affiliation politique, est une exigence non négociable. Clore les dossiers sans condamnations, ou pire encore, en permettant à des responsables d'échapper à la justice, constituerait une trahison flagrante de la mission même de la CPI. La Cour se trouve face à un choix crucial : incarner le phare de la justice internationale, garantissant que nul n'est au-dessus des lois, ou risquer de perpétuer une justice sélective, particulièrement en Afrique. L'heure n'est plus aux demi-mesures : seule une action décisive et impartiale peut préserver l'intégrité de la Cour et rendre justice aux victimes qui l'attendent. L'avenir de la justice pénale internationale se joue ici et maintenant, en Côte d'Ivoire. Le choix de la CPI déterminera si cet avenir sera marqué par la justice ou par l'injustice.

 

 

[1] Projet de budget 2025 de la CPI : https://www.icc-cpi.int/Pages/item.aspx?name=pr1629.

[2] Le parti au pouvoir déploie l’appareil judiciaire contre des activistes et des figures de l'opposition comme Damana Pickass, un proche de l'ancien président Laurent Gbagbo (président de 2000 à 2011), ou encore Souleymane Kamaraté (dit « Soul to Soul »), proche de Guillaume Soro, ex-Premier ministre devenu opposant. Le dernier cas est l'arrestation début décembre 2024 d'Ange Dagaret Dassaud, membre du PDCI-RDA pour avoir critiqué la gestion du Chef de l’État.

[3] Schabas, William. The International Criminal Court: A Commentary on the Rome Statute, 2010. 

[4] Kersten, Mark. "Africa and the ICC: Between Support and Criticism," Justice in Conflict Blog, 2015. 

[5] Sikkink, Kathryn. The Justice Cascade: How Human Rights Prosecutions Are Changing World Politics, W.W. Norton & Company, 2011. 

[6] Peskin, Victor. International Justice in Rwanda and the Balkans: Virtual Trials and the Struggle for State Cooperation, Cambridge University Press, 2008. 

Parfait Kouacou

Parfait Kouacou, Ph.D., est Associate Teaching Professor au département de Global Studies and Modern Languages à Drexel University, Pennsylvanie, États-Unis. Il est également Vice-président de l'Institut de Recherche de la Diaspora Ivoirienne (IRDI), un think tank de la diaspora qui se concentre sur la promotion d'une Côte d'Ivoire démocratique et équitable. Ses recherches et enseignements explorent des questions interculturelles, notamment la littérature francophone africaine, les études de la diaspora, et la justice sociale. Fort de son expérience en tant que journaliste et fonctionnaire des Nations Unies, Parfait Kouacou apporte une perspective unique à la fois académique et pratique, en soutenant les initiatives de gouvernance et de développement à travers des approches éducatives et communautaires.

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