Allégations de l’Ukraine concernant les violations de la Convention sur le génocide par la Russie : quel sera l’impact de l’absence d’un tribunal international spécial ?
Dans un avenir proche[1], il appartiendra à la Cour internationale de justice (« CIJ » ou « la Cour ») de se prononcer sur le fond dans l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie, notamment sur l’interprétation et l’application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (« la Convention sur le génocide » ou « la Convention »).
Sans se risquer ici à prédire si l’Ukraine et la Russie auront trouvé une solution amiable au conflit qui a débuté en février 2022, une prédiction moins ambitieuse est que le Conseil de sécurité des Nations Unies (le « Conseil de sécurité ») n’aura pas autorisé la création d’un tribunal international spécial pour statuer sur les violations présumées du droit international humanitaire commises par les deux parties lorsque la Cour se prononcera sur le fond. En effet, une telle mesure sera sans doute vouée à l’échec par un veto de la Russie ou même de la Chine, dont les votes positifs sont nécessaires pour qu’une ordonnance contraigne les États membres selon le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Sans le consentement (ou au moins le non-veto) des cinq membres permanents du Conseil de sécurité sous le Chapitre VII, une résolution onusienne n’a aucune force contraignante sur les Etats.
En examinant les trois autres affaires litigieuses portées devant la CIJ dans le passé concernant l’interprétation et l’application de la Convention sur le génocide[2], on constate que l’absence d’un tribunal international spécial chargé de statuer sur les questions de droit international humanitaire pourrait avoir un impact important sur le bien-fondé des griefs allégués par l’Ukraine à l’encontre de la Russie.
Dans deux arrêts dans lesquels la CIJ a examiné le bien-fondé de violations alléguées de la Convention sur le génocide, la Cour s’est appuyée à de multiples reprises sur les conclusions du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (« TPIY »), un tribunal créé sous l’égide du Chapitre VII de la Charte par la Résolution 827 du Conseil de Sécurité en mai 1993[3]. Dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie de 2007, la Cour a largement suivi les conclusions du TPIY sur les faits particuliers de chaque allégation portée par la Bosnie-Herzégovine contre la Serbie, décrivant les jugements du TPIY comme des « preuves hautement persuasives [...] »[4]. De plus, la Cour a estimé qu’« il convient d’accorder le poids voulu à toute appréciation du [TPIY] fondée sur les faits ainsi établis, concernant, par exemple, l’existence de l’intention requise [dolus specialis pour le crime de génocide] »[5]. La Cour a décrit le TPIY comme une « autorité considérable » et « extrêmement utile à la Cour »[6]. Elle a par ailleurs souligné que le TPIY et ses procédures étaient très « rigoureux », notamment en ce que les accusés étaient « présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité soit établie au-delà de toute doute raisonnable » et pourraient appuyer sur « tous les éléments de preuve de nature à disculper l’accusé » que le procureur du TPIY « d[evait] également communiquer à la défense » [7].
De plus, la Cour a pris en compte les cas où le procureur du TPIY n’a pas inclus le génocide dans ses actes d’accusation, ou l’a retiré à un stade ultérieur de la procédure[8]. Selon la Cour, ces omissions du TPIY constituent des éléments de preuve « significatifs » à l'encontre des accusations de génocide portées par la Bosnie-Herzégovine contre la Serbie[9]. En d’autres termes, en s’appuyant sur la jurisprudence du TPIY, la CIJ a conclu que « [la Serbie] a violé son obligation de prévenir le génocide de Srebrenica », mais n’a pas violé ses autres obligations sous la Convention[10]. En raison de l’absence d’un « dolus specialis » (intention spécifique), la Cour a jugé que la Serbie n’a pas commis de génocide contre la minorité bosniaque à l’intérieur de ses propres frontières lors de la guerre civile[11].
Cette position de la Cour s’est confirmée dans l’arrêt de 2015 dans l’affaire Croatie c. Serbie, au sujet duquel la Cour a estimé qu’elle n’avait « aucune raison en l'espèce de s’écarter » des conclusions du TPIY en la matière[12]. La Cour s’est appuyée sur les témoignages déposés auprès du TPIY, leur accordant une « certaine valeur probante »[13]. En revanche, les autres documents et pièces invoqués par les parties, y compris les « articles de presse et les extraits de livres », ne constituent que des « preuves secondaires [...] pour confirmer la réalité des faits établis par d’autres preuves [y compris celles du TPIY] »[14] selon la CIJ. Par exemple, a Cour a rappelé que le TPIY avait « examiné méticuleusement les événements survenus à Saborsko » et dans d’autres lieux pertinents afin de déterminer la responsabilité des deux États dans le génocide allégué.[15] Enfin, en approuvant les jugements du TPIY, la Cour a jugé que ni la Croatie ni la Serbie n’avaient prouvé que l’autre avait violé ses obligations au titre de la Convention[16].
Dans ces deux arrêts, le TPIY a agi comme le principal instrument de la CIJ pour l’établissement des faits (« fact-finding ») et, dans la plupart des cas, la Cour a suivi les conclusions du TPIY sans hésitation. Le TPIY a ainsi comblé une lacune importante pour la CIJ, qui n’a pas invoqué ses pouvoirs de visite in situ en vertu de l’article 44.2 de son Règlement depuis l’affaire Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie) en 1997[17]. La CIJ n’a également jamais sélectionné d’expert pour enquêter sur les faits portant sur des allégations de génocide, bien qu’elle conserve ce pouvoir en vertu de l’article 50 de son Règlement. Donc, il est possible que la Cour considère que les tribunaux internationaux spéciaux sont mieux placés pour établir les faits, y compris pour des accusations complexes telles que le génocide. Ce qui caractérise aussi le TPIY est que les procédures menées par le tribunal étaient contentieuses et respectaient le droit des parties à la confrontation, ce qui a sans aucun doute renforcé la crédibilité de l’instance auprès de la CIJ. En revanche, une enquête pour l’établissement des faits menée par un expert sélectionné de la part de la Cour au titre de l’article 50 du Règlement n’aurait pas les mêmes caractéristiques ni les mêmes pouvoirs.
La crédibilité des preuves émanant d’un organe d’enquête (et donc « non conflictuel » au sens juridique) est pertinente dans une autre affaire pendante devant la Cour sous la Convention sur le génocide: Gambie c. Myanmar. Bien que la Cour n’ait pas encore rendu son arrêt sur le fond de l’affaire, dans l’ordonnance du 23 janvier 2020 relative à la demande de mesures conservatoires déposée par la Gambie, la CIJ s’est référée à plusieurs reprises aux rapports de la mission internationale indépendante d’établissement des faits sur le Myanmar[18]. A juste titre, elle a noté que la mission d’établissement des faits avait « des motifs raisonnables de conclure que des crimes graves au regard du droit international [avaient] été commis… y compris le crime de génocide, à l’encontre des Rohingyas au Myanmar »[19]. Notamment, la mission d’enquête a été mise en place par l’intermédiaire du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, c’est-à-dire sans l’autorisation du Conseil de sécurité. Il reste à voir comment la CIJ traitera les rapports de la mission lorsqu’elle examinera le bien-fondé des griefs formulés à l’encontre du Myanmar. La CIJ accordera-t-elle la même « force probante » ou « valeur hautement convaincante » aux conclusions d’un bureau qui n’a pas été autorisé par le Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII de la Charte ? Quelle valeur accordera la Cour aux témoignages recueillis par la mission qui ne seront pas soumis à un contre-interrogatoire par le Myanmar ?
Pour en revenir à l’affaire ukrainienne, il n’existe pas actuellement de tribunal international spécial créé par le Conseil de sécurité et, il n’en existera sûrement pas non plus lorsque la Cour statuera sur le fond du litige—à moins que le Conseil de sécurité ne soit réformé, ce qui est hautement improbable[20]. Parallèlement, les États-Unis et l’Union européenne (« UE ») tentent de dégager une autre voie pour la justice : le Centre international pour la poursuite du crime d’agression (« ICPA »)[21]. Créé en juillet 2023, l’ICPA a pour mission de rassembler toutes preuves en vue de leur utilisation dans une procédure devant un futur tribunal international spécial chargé de statuer sur les prétendues violations du droit international en Ukraine. Selon ses responsables, le centre a déjà stocké des milliers d’écoutes téléphoniques, d’images aériennes, satellitaires et de drones, de scans 3D et, de témoignages[22]. Mais l’origine de l’ICPA ne provient pas de l’ONU : ni le Conseil de sécurité ni l’Assemblée générale n’ont exprimé leur soutien à ce nouveau centre. En cette période d’impasse pour le système politique international, il n’est guère surprenant que les États-Unis et l’UE se tournent vers des mécanismes ingénieux.
Devant la Cour, une autre hypothèse pour l’Ukraine serait de s’appuyer sur les jugements rendus par ses tribunaux nationaux et sur les témoignages présentés pour combler le vide laissé par l’absence de tribunal international spécial. Ce type de preuve a déjà été reconnu par la Cour dans l’affaire Croatie c. Serbie. En effet, après avoir examiné les enquêtes et les décisions du tribunal militaire de Belgrade et de la Haute Cour de Belgrade, la Cour a conclu que des meurtres avaient été commis dans le village de Lovas par les forces serbes entre le 10 octobre 1991 et la fin du mois de décembre 1991[23]. Suivant les arguments de la Croatie, la CIJ a également conclu qu’un nombre important de civils croates avaient été tués par les forces serbes dans le village de Hvratska Dubica et ses environs, selon une déclaration faite par un témoin devant un tribunal croate[24].
En mai 2022, trois mois après le début de la guerre en Ukraine, le premier soldat russe a plaidé coupable de crimes de guerre devant un tribunal ukrainien pour avoir abattu un civil ukrainien[25]. La procureure générale d’Ukraine a également souligné que le pays avait déjà ouvert « plus de 11 000 enquêtes sur des crimes de guerre et arrêté 40 suspects »[26]. Cependant, des observateurs ont noté la « rapidité » des procédures ukrainiennes et certains d’entre eux ont mis en doute la qualité des droits de la défense accordés aux prisonniers russes devant les tribunaux ukrainiens[27]. Dans ces conditions, il reste à déterminer quelle valeur la CIJ accordera aux preuves fournies par les tribunaux ukrainiens.
Pour conclure, il est clair que la scène politique internationale a évolué depuis l’époque du TPIY et les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Bosnie-Herzégovine c. Serbie et Croatie c. Serbie. Nous vivons dans un monde différent où le Conseil de sécurité est impuissant et incapable de prendre presque n’importe quelle décision, surtout au cas où les perspectives des cinq membres permanents ne s’accordent pas. L’atmosphère d’espoir décrite par Francis Fukuyama dans son ouvrage La Fin de l’histoire après la chute du mur de Berlin en 1989 a depuis longtemps été anéantie par la réalité d’un nouveau monde multipolaire et contentieux. L’Ukraine subira-t-elle les conséquences de l’impasse qui a figé le Conseil de sécurité devant la CIJ ? Si l’on se réfère aux arrêts de la Cour dans les affaires Bosnie-Herzégovine c. Serbie et Croatie c. Serbie, l’absence de tribunal international spécial dans cette affaire pourrait peser lourdement sur l’Ukraine.
[1] La Russie a soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête. Voir CIJ, Communiqué de presse, n. 2023/45, 22 août 2023. Les audiences orales pour cette étape de l’affaire se sont déroulées en septembre 2023, ce qui veut dire que, la Cour rendra probablement sa décision sur les exceptions préliminaires en mars ou avril 2024. Si la Cour rejette toutes les exceptions préliminaires soulevées par la Russie, la procédure de l’affaire continuera et l’on peut attendre un jugement sur le fond en quatre ou cinq ans au minimum.
[2] Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 43 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 3 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 3. La Cour n’a pas encore tranché sur le fond dans l’affaire Gambie c. Myanmar, mais elle a ordonné des mesures conservatoires contre le Myanmar destinées à prévenir le génocide contre les Rohingyas, une minorité ethnique issue de l’Etat d’Arakan, dans l’ouest de Myanmar, près de la frontière avec le Bangladesh. Nombreuses autres affaires ont vu le demandeur invoquant la Convention comme base de compétence de la Cour, y compris : Actes armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Rwanda), Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Canada), Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et Monténégro c. France), Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Allemagne), etc. Or, dans toutes ces affaires, la Cour a décidé qu’elle n’avait pas compétence pour connaitre les requêtes déposées par les demandeurs, et, par conséquent, elle n’a pas tranché sur le fond.
[3] Nations Unies, Conseil de sécurité, S/RES/827, 25 mai 1993, p. 2. (« Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies… 2. Décide par la présente résolution de créer un tribunal international dans le seul but de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit humanitaire commise sur le territoire de l’ex-Yougoslavie entre le 1er janvier 1991 et une date que déterminera le Conseil après la restauration de la paix… ») (soulignement dans la version originelle).
[4] Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 134, ¶ 223.
[5] Id., p. 134, ¶ 223.
[6] Id., p. 98, ¶ 230.
[7] Id., p. 94, ¶ 220.
[17] Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), ordonnance du 5 février 1997, C.I.J. Recueil 1997, pp. 3 et seq.
[18] Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J Recueil 2020, pp. 13, 22-23, 26-27, ¶¶ 27, 55, 71-72.
[19] Id., p. 22, ¶ 55 (citations originelles omises).
[20] Selon son Article 108, la Charte des Nations Unis peut être révisée par une décision de l’Assemblée générale, adoptée à la majorité des deux tiers des Membres de l’Assemblée et ratifiée par deux tiers des Membres de l’ONU, y compris tous les membres permanents du Conseil de sécurité. On n’a aucune indication que tous les membres permanents (par exemple, les Etats-Unis ou la Russie) approuveraient une réforme de la Charte qui leur privent ou limitent le droit de veto.
[21] Des ‘milliers’ d’éléments de preuves en Ukraine, selon le chef d’Eurojust, Le Point, 11 octobre 2023. L’on note bien que la Cour pénale international n’est pas compétente pour juger le crime d’agression perpétré en Ukraine, mais seulement les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, y compris le génocide.
[22] Id.
[25] Annick Berger, Procès pour « crime de guerre » : que risque le soldat russe jugé en Ukraine ?, TF1 Info, 18 mai 2022.
[26] Id.
[27] Claire Parker, Ellen Francis et Annabelle Chapman, Russian soldiers get prison terms in second Ukraine war crimes trial, The Washington Post, 31 mai 2022 (citant les propos d’un professeur du droit international humanitaire et un expert en crimes de guerre de l’American University Washington, Robert Goldman).