Cour pénale internationale : acquittement définitif de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé

Cet article a été publié dans le cadre du partenariat entre BDIP et la Clinique juridique de Lille - Pôle droit international.

Le 31 mars 2021, la Chambre d’appel de la Cour pénale internationale (la Cour ou CPI) a rejeté l’appel de la Procureure interjeté à l’encontre du jugement rendu par la Chambre de première instance le 15 janvier 2019, acquittant définitivement Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé [CPI, Le Procureur c. Laurent Gbagbo and Charles Blé Goudé, Judgment in the appeal of the Prosecutor against Trial Chamber I’s decision on the no case to answer motions, ICC-02/11-01/15A, 31 Mars 2021 (ci-après “judgement d’appel”) et CPI, Le Procureur c. Laurent Gbagbo and Charles Blé Goudé, Transcription de l’audience du 15 Janvier 2019, ICC-02/11-01/15-T-234-FRA, 16 Janvier 2019]. Cette décision met fin à dix années de procédure.

La Chambre de première instance avait en effet confirmé les requêtes en insuffisance des moyens à charge (no case to answer) présentées par les conseils de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, acquittant ainsi les deux accusés, aux motifs que les preuves présentées par le Bureau du Procureur étaient insuffisantes pour donner lieu à une déclaration de culpabilité. Selon la majorité des juges, il ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve telle que prévue à l’article 66 du Statut de Rome [CPI, Le Procureur c. Laurent Gbagbo and Charles Blé Goudé, Motifs de la décision rendue oralement le 15 janvier 2019 relativement à la « Requête de la Défense de Laurent Gbagbo afin qu’un jugement d’acquittement portant sur toutes les charges soit prononcé en faveur de Laurent Gbagbo et que sa mise en liberté immédiate soit ordonnée », et à la requête en insuffisance des moyens à charge présentée par la Défense de Charles Blé Goudé,  ICC-02/11-01/15-1263-tFRA, 16 juillet 2019, p. 8].

La Procureure a interjeté appel de cette décision selon deux moyens : elle estime que la Chambre de première instance I a violé, ou commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, des prescriptions obligatoires de l’article 74-5 du Statut ; et qu’elle n’a pas appliqué une norme d’administration de la preuve et une approche clairement définie en matière d’appréciation du caractère suffisant des éléments de preuve [Jugement d’appel, para. 11].

La Chambre d’appel a, à la majorité de ses juges, rejeté les deux moyens d’appel aux motifs qu’aucune erreur relative à l’un ou l’autre des deux moyens d’appel n’a sérieusement entaché la décision de la Chambre de première instance [Jugement d’appel, para. 380].

Sur les cinq juges de la Chambre d’appel, les juges Ibáñez Carranza et Bossa ont exprimé des opinions dissidentes expliquant leur désaccord sur la confirmation de l'acquittement [CPI, Dissenting Opinion of Judge Luz del Carmen Ibáñez Carranza to the Judgment on the appeal of the Prosecutor against the oral verdict of Trial Chamber 1 of 15 January 2019 with written reasons issued on 16 July 2019, ICC-02/11-01/15-1400-Anx4-Red, 31 mars 2021 et CPI, Dissenting Opinion of Judge Solomy Balungi Bossa on Grounds One and Two, ICC-02/11-01/15-1400-Anx5, 31 mars 2021]. Elles estiment que la décision en première instance est sérieusement entachée de graves erreurs, et souhaitaient un nouveau procès à l'encontre de MM. Gbagbo et Blé Goudé.

Exigences statutaires respectées 

Dans le premier moyen d’appel, la Procureure avance que la Chambre de première instance n’a pas respecté les prescriptions de l’article 74-5 du Statut, disposant des conditions de forme que doit respecter une décision rendue par la chambre de première instance.

Tout d’abord, le conseil de Charles Blé Goudé avait en ce sens souligné que la décision d’acquittement prononcée à la suite d’une requête en insuffisance des moyens à charge relève de l’article 66-2 et non de l’article 74 du Statut [Jugement d’appel, paras 98-99], et est ainsi insusceptible d’appel en vertu des conditions posées par l’article 82-1(d). La Chambre d’appel, après avoir rappelé la jurisprudence Ntaganda qui autorise la tenue d’une telle procédure en vertu des principes de la présomption d’innocence et de la charge de la preuve incombant à l’Accusation pour réfuter une telle présomption [Jugement d’appel, para. 106], estime que l’article 74 s’applique à un acquittement prononcé à la suite d’une requête en insuffisance des moyens à charge soulevés par la Défense. Elle affirme en ce sens que l’affaire arrive à sa conclusion et dès lors, cela relève du principe ne bis in idem. Ces jugements d’acquittement entrainent donc les mêmes conséquences qu’un acquittement découlant d’un procès mené à son terme [Jugement d’appel, para. 109].

Par la suite, la Chambre d’appel a rejeté les arguments avancés par la Procureure concernant le non-respect des prescriptions de l’article 74 par la Chambre de première instance. Bien que les juges de la Chambre d’appel ne s’accordent pas sur la question de savoir si le verdict rendu le 15 janvier 2019 a été rendu par écrit, la majorité estime que cette erreur est « manifestement incapable d’entacher sérieusement la décision rendue en l’espèce » [Jugement d’appel, para. 189].

La Chambre préconise que les chambres de première instance doivent rendre le verdict et les motifs de façon simultanée, toutefois, elle estime qu’un délai entre le prononcé d'un verdict et ses motifs ne peut pas nécessairement invalider un procès dans son ensemble. Au contraire, une telle séparation peut être clairement justifiée dans les circonstances particulières d'une affaire, notamment lorsque la liberté d'un accusé acquitté est en jeu [Jugement d’appel, para. 165].

La norme d’administration de la preuve applicable au stade de l’examen des requêtes en insuffisance des moyens à charge

La Procureure avance comme second moyen d’appel que la Chambre de première instance a omis d’articuler correctement et d’appliquer une norme d’administration de la preuve pour évaluer le caractère suffisant des éléments de preuve à ce stade de la procédure dans sa décision ainsi que dans ses motifs. Elle aurait ainsi erré en droit et en procédure [Jugement d’appel, para. 270].

Dans un premier temps, la Procureure reproche à la Chambre d’avoir omis de définir une norme d’administration de la preuve pour la procédure du no case to answer [Jugement d’appel, para. 272].

La Chambre d’appel vient d’abord identifier la norme sur la base de laquelle il convient d’évaluer les éléments de preuves à ce stade de la procédure. Elle relève ainsi que le standard de la preuve applicable à ce stade de la procédure est la preuve au-delà de tout doute raisonnable, en s’appuyant sur la Règle 130 (3) des Règles des Chambres spéciales du Kosovo ainsi la jurisprudence Jelisić du TPIY [Jugement d’appel, para. 305]. En vertu de cette norme, l’évaluation de la suffisance des éléments de preuves pour étayer une décision de culpabilité requiert une évaluation de la crédibilité et de la fiabilité des éléments présentés par la Procureure [Jugement d’appel, paras 315-316].

 La Chambre d’appel considère que, contrairement à ce qu’affirme la Procureure, les juges ont bien identifié cette norme en l’espèce, en procédant à une lecture conjointe de la décision du 15 janvier 2019 avec les motifs des juges Henderson [Jugement d’appel, para. 325] et Tarfusser [Jugement d’appel, para. 328], et conclut qu’il n’y a pas de manque de clarté ou de consensus entre les juges de la majorité quant à la manière d’aborder les preuves à ce stade de la procédure et, dans la mesure où il y aurait un doute, ce doute n’entacherait pas sérieusement la décision [Jugement d’appel, paras 339-340]. La Chambre d’appel fait donc preuve d’une certaine souplesse dans son appréciation du raisonnement tenu par les juges de première instance dans la décision d’acquittement.

 Dans un second temps, la Procureure allègue que la Chambre de première instance a commis une erreur de procédure en n’ayant pas établi une approche claire sur la manière dont elle évaluerait les éléments de preuves au stade du no case to answer avant de le faire [Jugement d’appel, para. 341]. Elle invoque comme argument, l’absence d’indications utiles sur la norme applicable, ainsi que des erreurs relatives à la corroboration [Jugement d’appel, paras 343 et 350].

Néanmoins, la Chambre d’appel rejette ces arguments au motif que, d’une part, il était possible pour le Bureau du Procureur et le Bureau du Conseil public des victimes de présenter leurs observations sur la requête et que, d’autre part, la Chambre de première instance n’est pas tenue d’informer les parties de ses vues en matière de corroboration et qu’elle n’a pas commis d’erreur dans l’interprétation de cette notion [Jugement d’appel, paras 361-362].

Enfin, quant aux autres allégations d’erreurs liées au manque de clarté et de consensus sur la norme d’administration de la preuve, la Chambre d’appel ne les trouve pas convainquant.

Elle rejette donc le deuxième moyen d’appel, et ainsi confirme l’acquittement de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé. 

Conditions de mise en liberté révoquées 

Suite à l’acquittement en première instance de MM. Gbagbo et Blé Goudé, la Chambre d'appel a imposé, le 1er février 2019, certaines conditions à leur mise en liberté dont l’obligation de résider dans un État disposé à les accepter sur son territoire et apte à faire respecter les conditions fixées par la Chambre [CPI, Le Procureur c. Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, Arrêt relatif à l’appel interjeté par le Procureur contre la décision rendue oralement par la Chambre de première instance I en application de l’article 81-3-c-i du Statut, ICC-02/11-01/15 OA14, 1er février 2019, para. 60]. M. Gbagbo était mis en liberté en Belgique, tandis que M. Blé Goudé était resté aux Pays-Bas.

Dans son arrêt du 31 mars 2021, la Chambre d'appel a révoqué toutes les conditions sur la mise en liberté de MM. Gbagbo et Blé Goudé [Jugement d’appel, para. 381].

La confirmation de l’acquittement de MM. Gbagbo et Blé Goudé clôture ce procès controversé qui a fait couler beaucoup d’encre et suscité beaucoup d’interrogations quant à la qualité du travail du Bureau du Procureur. La Côte d’Ivoire quant à elle semble vouloir tourner la page et s’est engagée dans un processus de réconciliation nationale afin d’adresser la crise politico-ethnique qui a frappé le pays pendant près de deux décennies [voir Elisée Judicaël Tiehi, La réconciliation nationale en Côte d’ivoire : un travail de Sisyphe ? (première et deuxième parties), BDIP, 2 mars 2021]. En effet, le Président actuel de la Côte d’Ivoire et ancien opposant de Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara, avait affirmé que les acquittés étaient libres de retourner dans leur pays. C’est dans ce contexte que Laurent Gbagbo est retourné en Côte d’Ivoire le 17 juin 2021.

 Cécile Dufour &  Tessia Monteiro

Cécile Dufour

Après avoir obtenu une licence de droit public à l’Université Toulouse I Capitole et d’un master 1 Droit pénal international et européen de l’Université de Limoges, Cécile a effectué une année de césure à Chicago puis a intégré le master 2 Justice pénale internationale de l’Université de Lille. Elle rédige un mémoire de recherche sur l’action des mécanismes d’enquête onusiens (M3I et UNITAD) dans la lutte contre l’impunité des crimes internationaux commis en Syrie et en Iraq. Cécile aspire à travailler dans les domaines de la protection des droits humains dans le contexte du terrorisme et de la lutte antiterroriste.

Tessia Monteiro

Après avoir effectué une licence en droit, un diplôme universitaire de common law et un master 1 en droit international à l’Université Paris II Panthéon-Assas, Tessia a intégré le Master 2 Justice pénale internationale de l’université de Lille. Dans le cadre de la Clinique juridique de Lille, elle a participé au Nuremberg Moot Court édition 2021. A terme, Tessia souhaite devenir avocate en droit international pénal, dans cette optique, elle se présentera à l’examen d’entrée au CRFPA en 2022.

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