La ratification conditionnée de l'Ukraine au Statut de la CPI : quelques réflexions sur l’invocation de l’article 124 

Alors qu’elle franchit une étape majeure dans son engagement envers le droit international, l’Ukraine est au bord d'une erreur juridique et politique significative. 

Le 1er janvier 2025, le Statut de Rome, traité fondateur de la Cour pénale internationale (CPI ou la Cour), est entré en vigueur pour l'Ukraine, faisant d’elle le 125ème État Partie à la CPI. Cette adhésion intervient dans un contexte marqué par l’invasion russe de février 2022, qui a intensifié un conflit couvant depuis 2014. Cette guerre russo-ukrainienne a engendré de nombreuses allégations de crimes internationaux, attirant l'attention de la communauté internationale et de la CPI.

Les relations entre l'Ukraine et la CPI ont connu une évolution significative au fil des années. Bien que l'Ukraine ait signé le Statut de Rome en 2000, elle n'a pas immédiatement procédé à sa ratification. Face à l'aggravation de la situation, Kiev a fini par reconnaître la compétence de la Cour à travers deux déclarations en 2014 et 2015, permettant à la CPI d’ouvrir un examen préliminaire sur les crimes présumés commis sur le territoire ukrainien depuis novembre 2013. 

Malgré ces avancées, l'Ukraine a longtemps hésité à ratifier pleinement le Statut de Rome, principalement en raison de préoccupations concernant sa souveraineté nationale et les implications potentielles pour ses propres forces armées. Pourtant, le 28 août 2024, l'Ukraine a franchi un pas décisif en adoptant une loi autorisant la ratification du Statut de Rome. Cette nouvelle loi ukrainienne présente des particularités notables puisqu’elle inclut une limitation de la compétence de la Cour par le biais de l'invocation de l’article 124 du Statut de Rome, excluant spécifiquement les ressortissants ukrainiens de sa juridiction. Parallèlement, elle prévoit l'incorporation des crimes internationaux, y compris le crime d'agression, dans la législation nationale ukrainienne – une avancée importante, bien que le texte ne soit pas encore définitivement adopté.

Le 25 octobre 2024, l'Ukraine a déposé son instrument de ratification, devenant ainsi officiellement le 1er janvier 2025 le 125ème État partie au Statut de Rome de la CPI. Cette adhésion marque une étape cruciale dans les relations entre l'Ukraine et la CPI, ouvrant la voie à une coopération accrue avec d'autres États et juridictions internationales. Dans le contexte actuel de guerre, elle ouvre notamment « de plus grandes possibilités pour punir les Russes et renforce l’isolement de la Russie ».

Toutefois, cette ratification soulève également de nombreux débats, tant sur le plan éthique que juridique, notamment en ce qui concerne la limitation de la compétence de la Cour et ses implications potentielles pour la justice internationale. 

 Que prévoit l’article 124 du Statut de Rome ?

L’article 124 du Statut de Rome constitue une disposition transitoire permettant à un État, lors de sa ratification, de refuser la compétence de la CPI en matière de crimes de guerre pendant une période de sept ans. Ce mécanisme a été conçu comme une clause de transition pour les États souhaitant une période d’adaptation avant d’être pleinement soumis à la juridiction de la Cour pour ces crimes.

Introduit lors des négociations de 1998, l’article 124 résulte d’un compromis politique. À cette époque, plusieurs États influents, notamment la France, exprimaient de fortes réticences quant à l’exposition de leurs ressortissants à la compétence de la CPI s’agissant des crimes de guerre. Cette opposition reposait sur la crainte que des militaires français, engagés dans des opérations extérieures, puissent être poursuivis devant la Cour.

Face à ces préoccupations, ces États ont donc conditionné leur signature du Statut à l’ajout d’une protection temporaire. La solution retenue a été l’introduction de l’article 124, qui donne aux États une option de non-acceptation temporaire de la compétence de la Cour pour les crimes de guerre, tout en restant pleinement soumis à la juridiction de la CPI pour les crimes contre l’humanité et de génocide. 

Cependant, dès son adoption le texte a été critiqué pour son incohérence avec les principes fondamentaux du Statut, notamment le rejet de toute immunité juridictionnelle pour les crimes les plus graves. L'opinion majoritaire, en particulier parmi la communauté des ONG, était que l'article 124 allait à l'encontre de l'esprit et de l'objectif du Statut de Rome.

De ce fait, en 2015, l’Assemblée des États Parties à la CPI a adopté un amendement visant à supprimer cette disposition. Seulement, conformément aux règles d’amendement du Statut de Rome, cette suppression ne prend effet qu’une fois ratifiée par 78 États Parties. À ce jour, seuls 24 États ont ratifié cet amendement, ce qui est reste insuffisant pour atteindre le seuil requis. Par conséquent, l’invocation de l’article 124 par un État nouvellement partie au Statut demeure une possibilité.

L’application de cet article reste donc un sujet de controverse, notamment dans le cas de l’Ukraine, qui a choisi de l’invoquer lors de sa récente ratification. Cette décision soulève d’importantes questions juridiques et politiques quant à son impact sur la compétence de la CPI et la perception de la justice internationale dans le contexte du conflit russo-ukrainien.

Les questions juridiques soulevées par l’invocation de l’article 124 par l’Ukraine 

Une ambiguïté juridique avec les déclarations ukrainiennes antérieures

Comme évoqué précédemment, l'Ukraine a, en 2014 et 2015, déposé deux déclarations ad hoc en vertu de l’article 12(3) du Statut de Rome, acceptant la compétence de la CPI pour les crimes présumés commis sur son territoire à partir du 21 novembre 2013. Or, lors de sa récente ratification, elle a également invoqué l’article 124, qui exclut temporairement la compétence de la CPI pour les crimes de guerre commis par ses ressortissants pendant sept ans. 

Dès lors, une incertitude majeure émerge alors quant à la coexistence de ces régimes juridiques. Deux questions cruciales se posent alors:

L’effet de l’article 124 sur les déclarations précédentes : La déclaration sous l’article 124 vient-elle restreindre la portée de la déclaration de 2015, qui acceptait « sur une base ouverte » la compétence de la CPI sur l’ensemble du territoire ukrainien à partir du 20 février 2014 ? La doctrine est partagée sur la manière de résoudre le conflit entre les deux déclarations.

Certains auteurs estiment que la déclaration en vertu de l’article 12(3) continuerait de produire ses effets, permettant ainsi à la CPI de conserver sa compétence malgré la déclaration de l’article 124 (voir Kevin Jon Heller, Ukraine and ICC Ratification ; Tom Dannenbaum, Ukraine and the Promise and Peril of Lawfare ; ICC Jurisdiction in Ukraine and Article 124 : Does Article 123 Leave the Stage Lit on War Crimes?). D’autres considèrent, au contraire, que la déclaration sous l’article 124 primerait, excluant temporairement les ressortissants ukrainiens de la juridiction de la Cour.

Une solution partielle au problème a été apportée par Kevin Jon Heller : la déclaration de l'article 124 pourrait affecter la compétence de la CPI de manière prospective, ce qui signifie qu'elle exclurait la compétence de la Cour pour les crimes commis après l'entrée en vigueur du Statut de Rome, mais pas pour ceux commis avant. Toutefois, la question de savoir si un crime de guerre ukrainien commis après cette entrée en vigueur serait soumis à la compétence de la CPI selon l'article 12(3) ou exclu par l'article 124 reste complexe.

Par ailleurs, la question de savoir si une déclaration de l'article 12(3) peut être modifiée ou annulée par un État n'est pas totalement claire. Bien qu'aucune disposition similaire à celle de l'article 127, qui permet à un État de se retirer du Statut de Rome, n'existe pour les déclarations de l'article 12(3), certains estiment qu'une déclaration ouverte pourrait être révoquée par un simple avis à la Cour, avec un délai de préavis d'un an.

Face à ce conflit juridique, la Cour devra trancher : soit considérer que la déclaration de l'article 12(3) de 2015 reste pleinement valide et que l'Ukraine demeure sous la compétence de la CPI pour les crimes de guerre commis sur son territoire, malgré l’activation de l’article 124, soit estimer que cette dernière prévaudra, limitant ainsi la juridiction de la Cour aux ressortissants ukrainiens pour une période de sept ans après la ratification.

La restriction de l’application de l’article 124 aux seuls ressortissants ukrainiens : L’article 124 permet à un État de déclarer qu’il n’accepte pas la compétence de la CPI “lorsqu'il est allégué qu'un crime a été commis sur son territoire ou par ses ressortissants”. Se pose alors la question de savoir comment interpréter l'utilisation du terme « ou » : le Statut de Rome permet t-il l'Ukraine à faire une déclaration en vertu de l'article 124 qui exclut la compétence de la Cour uniquement sur les crimes de guerre commis par des ressortissants ukrainiens mais laissant ainsi intacte la compétence de la Cour sur les crimes de guerre commis par des ressortissants russes sur le territoire ukrainien ?

Une lecture stricte du texte suggère que cette option ne serait pas permise car les deux critères – territorial et fondé sur la nationalité – formeraient un ensemble juridictionnel non séparable. Au sein de la doctrine, les avis divergent également sur cette question. Certains auteurs estiment en effet qu'une déclaration en vertu de l'article 124 doit exclure la compétence territoriale ainsi que la compétence fondée sur la nationalité de la Cour sur les crimes de guerre ; elle ne peut en exclure qu'une seule (Andreas Zimmermann et Kevin Jon Heller dans le commentaire du Statut de Rome d'Ambos (p. 2906)). D'autres estiment qu'un État peut exclure l'un ou l’autre (Tom Dannenbaum, Ukraine and the Promise and Peril of Lawfare ; Ukraine and ICC Ratification).

Il va sans dire que l'État de droit serait sapé par un système qui permettrait aux États d'ancrer la compétence de la CPI sur les crimes de guerre commis par des ressortissants étrangers sur leur territoire, tout en exemptant leurs propres ressortissants de cette même juridiction. 

Si les juges décident de souscrire à la première interprétation, selon laquelle l'article 124 exclurait à la fois la compétence territoriale et celle basée sur la nationalité, alors la décision de l'Ukraine empêcherait la Cour non seulement de poursuivre les crimes de guerre commis par des ressortissants ukrainiens, mais aussi d'engager des poursuites contre les ressortissants russes pour des crimes commis sur le territoire ukrainien. Dès lors, en choisissant de protéger ses nationaux, l’Ukraine pourrait involontairement accorder aux ressortissants russes un "laisser-passer" de sept ans pour les crimes de guerre commis sur son territoire. 

Historiquement, les seules déclarations faites sous l’article 124 – par la France et la Colombie – ont exclu à la fois la compétence sur les crimes de guerre commis par leurs ressortissants et sur leur territoire. Si la CPI devait suivre cette interprétation, Kiev risquerait de saper son propre objectif : obtenir justice pour les crimes commis sur son sol.

Une portée limitée de l’article 124

L’article 124 du Statut de Rome ne prévoit aucune application rétroactive. Il ne s’applique qu’« à partir de l’entrée en vigueur du Statut » pour l’État concerné et pour une durée maximale de sept ans. Ainsi, la déclaration ukrainienne en vertu de cette clause n’aurait aucun effet sur les crimes commis par les ressortissants ukrainiens entre 2013 et 2024, période durant laquelle l’Ukraine avait déjà accepté la compétence de la CPI.

Dès lors, l’objectif affiché par l’Ukraine en invoquant cet article serait plutôt de protéger ses ressortissants contre d’éventuelles poursuites pour des faits postérieurs à la ratification. Néanmoins, cette protection ne serait que temporaire : après sept ans, le bouclier juridictionnel prendrait fin et la CPI retrouverait automatiquement pleine compétence sur tous les crimes de guerre commis par des ukrainiens. Dans cette perspective, la décision de l’Ukraine d’activer l’article 124 peut être vue comme une régression anachronique de l’engagement de l’Ukraine par ailleurs louable avec le droit international. 

Conclusion 

L’invocation de l’article 124 par l’Ukraine lors de sa ratification du Statut de Rome constitue une décision juridiquement et politiquement controversée et soulève d’importants enjeux quant à l’impartialité et à la crédibilité de la justice internationale. D’une part, cette décision alimente le risque d’instrumentalisation politique de la justice, en donnant l’impression d’une justice à géométrie variable où seuls les crimes commis par les forces russes feraient l’objet de poursuites internationales. 

En effet, en excluant ses ressortissants de la compétence de la Cour, Kiev donne l’image d’un système sélectif, compromettant ainsi l'impartialité de la justice internationale et fragilisant la crédibilité des poursuites engagées contre les forces russes, ainsi que celle de son engagement envers le droit international. Toutefois, il est essentiel de rappeler que, malgré cette exclusion temporaire de la compétence de la CPI, l’Ukraine reste dans l’obligation, en vertu du droit international humanitaire, de poursuivre les crimes de guerre commis par ses propres ressortissants. L’intégration de ces crimes dans son droit interne constitue d’ailleurs une avancée qui pourrait garantir la reddition des comptes.

D’autre part, l’invocation de cette disposition affaiblit l’autorité de la CPI. En établissant une exception juridictionnelle, l’Ukraine ouvre la porte à d’autres États désireux d’adopter une approche similaire, ce qui compromettrait l’universalité de la justice internationale. Une telle tendance pourrait affaiblir le système de la CPI en encourageant des interprétations opportunistes du Statut de Rome, réduisant ainsi son efficacité et son impact global.

Suivant
Suivant

Symposium - Palestine : L’évolution du conflit à Gaza : quelques réflexions sur les limites du droit international